Hier, aux alentours de 17h, la communauté de League of Legends était aux aguets. Les curieux s'accumulaient sur le live stream YouTube officiel, attendant en égrenant les secondes que la chanson des Worlds soit enfin révélée. A 17h pile, un compteur est venu marquer les minutes avant que, finalement, les premiers accords de Take Over ne surgissent.
Le chat déjà agité s'enflamme, puis les yeux se rivent sur le clip de 3 minutes 45 mettant en scène un jeune homme au sourcil tranché et une jeune fille aux cheveux hésitant entre le rose et le violet, dans leur course effrénée vers la Coupe de l'Invocateur. Au passage, on retrouve les visages familiers des légendes qui ont forgé l'histoire de la scène compétitive de League, portant les attributs des champions qui ont fait leur gloire passée. Xpeke et son Kassadin, Mata et son Thresh, puis Tian et son Lee Sin. Seul Faker hérite d'un personnage en chair et en os, un maître de l'ombre officiant dans un bar nommé "The Demon King" et venant former le jeune héros à League.
- Si vous l'avez manqué, vous pouvez trouver le clip de Take Over, juste ici !
Autant crever l'abcès tout de suite, sans passer par quatre chemins. De l'histoire de la scène compétitive de League of Legends, aucune femme n'est parvenue jusqu'aux Worlds, ni même n'est parvenue à prétendre au niveau permettant l'accès à la compétition. Et c'est précisément la raison pour laquelle le clip de Take Over a généré une polémique : parce qu'il met en scène un personnage féminin entrant en rivalité avec le héros masculin.
Et si l'on prend la vidéo au premier degré, effectivement, ca fait tache. Après, League of Legends n'est pas non plus un 1v1 se jouant en VR et nécessitant un cristal chelou pour pouvoir se connecter. Et puis, on ne peut pas non plus ramasser les armes des champions qu'on a vaincus pour s'approprier leurs capacités (ce qui, soit dit en passant, serait extrêmement cool). Faker ne possède pas un bar qui s'appelle le Demon King, Thresh ne ressemble pas du tout à Mata, et Tian n'est clairement pas aveugle. Demandez à Jankos.
Du coup, plutôt que de comprendre le clip comme un récit de la réalité, ne pourrait-on pas plutôt l'interpréter comme un rêve ?
Un clip intemporel
La semaine dernière, Riot Games a publié un teaser des Worlds 2020, une sorte d'apéritif vidéo venant annoncer l'hymne révélé le 17 septembre. Et déjà le message était clair : il est l'heure pour League of Legends de sortir de l'ombre du sport, ou même de l'appellation esport en général, pour devenir le "nouveau" sport — la nouvelle discipline compétitive passionnant le monde entier. Sauf que, en réalité, l'esport est encore bien loin de pouvoir rivaliser avec le football ou le basketball. Bien sûr, les compétitions de League attirent de plus en plus de spectateurs, en témoignent les chiffres récents du LEC, et les sponsors sont effectivement de plus en plus nombreux. Pour autant, et si on peut enfin se laisser rêver à une véritable démocratisation de l'esport, on imagine mal qu'il puisse, du jour au lendemain, "prendre le contrôle" pour devenir le "futur du sport".
Le message de Riot Games ne s'entend pas comme un état de fait mais comme une promesse, une prophétie. Un jour, League of Legends sera aussi connu et respecté que n'importe quel sport. Et, dans cette trame, le Mondial 2020 marque un tournant dans l'histoire du jeu — certes parce que le championnat fête son dixième anniversaire, mais surtout parce que l'organiser malgré une pandémie représente le plus grand défi auquel la scène compétitive et Riot Games ont jamais été confrontés.
Le Mondial 2020 est un exploit en soi, l'événement venant marquer le début de "la prise de contrôle". C'est la preuve que la scène compétitive League of Legends, comme la NBA, la Ligue des Champions ou la NFL, peut survivre aux affres de la réalité et perdurer. C'est un premier pas tonitruant fait dans la cours des grands. Mais ce n'est pas encore une véritable confirmation. Et, c'est peut-être pour cette raison que le teaser comme le clip de Take Over évoquent un futur idéalisé, et non une réalité tangible.
C'est l'histoire d'une montagne qu'on gravit
Si on s'intéresse à la trame narrative du clip, on n'y trouve finalement rien de bien nouveau comparé aux années précédentes. Il s'agit toujours d'une ascension, qu'elle soit marquée par la rédemption d'un vétéran ou par l'émergence d'un nouveau champion. En l'occurrence, Faker apparaît en marge de la compétition, sorte d'éminence grise dont le pouvoir est tel qu'il parvient à influencer indirectement la compétition. Et ce même s'il n'est pas qualifié aux Worlds cette année. On distingue déjà les traits du maître, venant prendre le disciple sous son aile pour révéler sa grandeur.
Sur le chemin vers le sommet de la montagne se dressent les légendes d'hier, que le héros parvient à vaincre l'une après l'autre — non sans avoir goûté l'échec à de nombreuses reprises. Le schéma est clair, vu et revu, à ceci près que Riot Games fait plus que puiser dans la nostalgie des héros aujourd'hui retraités ou reconvertis : le studio raconte son histoire. Celle de League.
Et si on regarde bien, si comme la célèbre journaliste esport Ashley Kang on possède un œil de lynx, on constate que "dans leurs moments de défaite, ils sourient, peut-être de fierté. Les anciens champions ne sont pas dépeints comme des adversaires, mais comme des mentors et des inspirations." Dans Take Over, les artistes de Riot Games rêvent un monde où les jeunes générations de joueurs s'identifieront aux mythes d'hier, à l'image de ces jeune boxeurs qui voient Mohammed Ali comme un modèle à suivre, et non comme une légende qu'ils doivent supplanter.
De l'identification...
On ne crée pas le futur du sport sans donner vie à des héros, sans les starifier. Car, comme le disait Roger Caillois, il n'est de compétition sans spectateurs venant émuler l'arène dans les gradins. En d'autres termes, il n'y aurait pas de joueurs professionnels de League of Legends s'il n'y avait pas de gens pour regarder les matchs, il n'existe pas de héros ni de modèles s'il n'y a personne pour les admirer. Pour cette raison, Riot Games a déployé, au fil des années, un processus visant d'une part à professionnaliser l'esport sur LoL et d'autre part à faire des champions de véritables stars.
Tout le monde connaît Faker, même Forbes l'a classé comme un des moins de 30 ans les plus influents en Asie. Parce que c'est le GOAT, le premier Roi de la Faille, et son duel légendaire face à Ryu a fait naître des étoiles dans les yeux de plus d'un midlaner. Et ce processus n'a rien d'étrange, puisqu'il caractérise l'essence même de la socialisation : pour avancer, il faut des modèles, des héros à qui s'identifier, des gens qu'on peut imiter pour progresser. Ne serait-ce que nos propres parents. Et, s'agissant de LoL, Lee Sang-hyeok a sans aucun doute inspiré des générations entières de joueurs.
Vous l'aurez remarqué, l'histoire de League ne se rappelle d'aucune femme. C'est une vérité aussi crue qu'elle est triste. Et c'est pour cette raison que le clip de Take Over porte un sens au-delà du message pourtant minimaliste qu'il véhicule. Parce que la présence de cette jeune fille aux cheveux roses et violets fait de ce clip une prophétie. La promesse faite à demi-mot que les hommes comme les femmes trouveront un jour dans League of Legends un équilibre, comme ils l'ont fait dans le sport.
Car, quand on prétend avoir l'ambition d'être "le futur du sport", il faut faire au moins aussi bien. Et le sport a encore cet exploit d'avance : contrairement à League, il est universel.
...et de la sous-représentation
Cette polémique, fusse-t-elle légère, a le mérite de mettre en avant un phénomène suffisamment regrettable pour qu'on puisse le pointer du doigt : la sous-représentation des femmes sur la scène compétitive de League of Legends. Dans les faits, le sport a choisi de séparer hommes et femmes dans des compétitions séparées — en revanche, rien ne vient justifier que les femmes soient incapables d'atteindre un niveau suffisant pour rejoindre une équipe professionnelle dans le monde de l'esport ou pour concourir avec les hommes sur un pied d'égalité. D'ailleurs, Kim "Geguri" Se-yeon l'a prouvé récemment en devenant la première femme à rejoindre l'Overwatch League.
Les joueuses de League of Legends ne sont pas des licornes, elles existent vraiment. Et à cet égard, elles ont aussi le droit de rêver. Elles ont aussi le droit de s'identifier à un personnage, à une héroïne, pour imaginer le monde dans lequel une femme prétendra au titre de championne du monde.
Et puis, contrairement à certains a priori, il existe des joueuses qui sont parvenues à atteindre le rang Challenger, comme en témoignait la streameuse YeoChoeMi (여최미) en 2017. Bien sûr, elle n'a jamais joué en LCK, mais elle aurait peut-être pu — car sur le papier, elle remplissait la condition numéro un pour y parvenir.
Malheureusement, les faits sont une réalité indéniable : aucune femme n'a véritablement brillé sur la scène compétitive de League of Legends. Pire encore, les dernières tentatives ont plus que desservi l'image des joueuses en général. En 2019, après le départ de tous leurs joueurs, Vaevictis Esports avait fait les gros titres en recrutant un roster intégralement féminin pour concourir au sein de la ligue russe. Hélas, le niveau des cinq joueuses était très largement en-dessous de celui des autres équipes et Vaevictis Esports a terminé le Spring ainsi que le Summer 2019 sans aucune victoire. 0 - 28.
Cela dit, cet exemple isolé suffit-il à prouver que les femmes "ne sont pas assez fortes" pour jouer au niveau des hommes ?
Au sein de la centaine de joueurs qualifiés pour les Worlds 2020, il n'y a aucune joueuse. Mais pourquoi ?
Est-ce suffisant de dire que, pour le moment, aucune femme n'est parvenue à être assez douée pour qu'une équipe professionnelle s'intéresse à elle ? La réponse semble évidente, non ? En fait, le clip de Take Over offre une bouffée d'espoir, en laissant entrapercevoir un futur où les femmes pourront jouer au même niveau que les hommes. Et ça, ça fait du bien.