Concevoir des champions pour League of Legends signifie prendre un dessin et y donner vie. C’est l’art de convertir des idées génériques auxquelles beaucoup d’entre nous ont pensé en mécaniques avec lesquelles des millions de joueurs vont jouer. Créer un élément insignifiant qui ne représentera que 0,62% de l’effectif d’un titre immense, mais dont l’échec ou la réussite vont fonder toutes les opinions émises ensuite. Une tâche qui consiste à passer de "je veux faire un héros prétentieux qui se croit meilleur que toi" au lancement de Draven.
Expliqué à MGG Espagne par Riot August, concepteur de personnages depuis 2014, récemment promu chef du design, ce travail consiste à être la personne responsable d’un champion du jour où il n’existe pas encore, jusqu’aux semaines suivant son arrivée dans la Faille de l’Invocateur. "Les concepteurs se concentrent sur les mécaniques, sur les choses que les personnages vont faire dans le jeu (...) mais en gros, c’est nous qui avons mis la main partout pour que le personnage soit intéressant à jouer dans tous ses aspects".
Pourquoi créer un nouveau champion ?
Jusqu’à la sortie de Senna, League of Legends n’avait pas d'ADC qui pouvait également être joué au poste de support, et avant Renata il n’y avait aucune femme d’âge mûr qui se voyait comme telle et donnait un tel sentiment de pouvoir. Sylas, qui a eu l’un des développements les plus tortueux pendant plus de deux ans, a introduit dans le jeu la mécanique de vol définitive. Yuumi représente l’idée de la symbiose, Viego peut posséder les morts et on pourrait dire quelque chose d’unique pour chacun des 159 personnages.
Le nombre de champions de League of Legends tend vers l’infini car il y aura toujours quelque chose d’unique à ajouter dans le jeu. Chez Riot Games, c’est ce qu’on appelle un "espace d’opportunité", un terme qui fait référence aux joueurs qui pourraient être séduits par les mécaniques d'un nouveau personnage. C'est un point de départ qui, en dépit de ce qui semble technique et organisé, peut être des plus divers. Une mécanique en particulier, un rôle, une combinaison inédite de classes ou tout ce qui peut donner envie de jouer un nouveau champion.
August considère le lancement des champions comme l’une des clés du succès de League of Legends : "Beaucoup de joueurs veulent essayer ces nouveaux champions et même si ce n’est pas le cas, leur présence rend le jeu différent. C’est ce qui fait que les gens continuent de jouer. Vous pouvez jouer 20000 parties avec Garen parce que la prochaine sera différente. C’est très important et l'une des raisons pour lesquelles le jeu continue de vivre après plus de dix ans", explique-t-il.
Le plus important est de créer quelque chose qui donne aux joueurs des raisons de rejouer une partie. Titiller votre curiosité en vous invitant à expérimenter avec tellement de variables qu’il est impossible de toutes les comprendre. Du point de vue des concepteurs, il s’agit de créer quelque chose d’intéressant qui fera de League of Legends votre jeu préféré. Cependant, une fois que nous y voyons plus clair… par où commencer ?
Comment créer un nouveau champion ?
Il n’y a pas de point de départ exact pour les personnages. "Les champions peuvent venir de perspectives très différentes. Parfois, il suffit d’un concept artistique qui attire beaucoup l’attention, comme cela est arrivé pour Jinx. Elle est née grâce à Katie De Sousa, qui a publié un art conceptuel avec une femme aux cheveux bleus avec deux tresses, un visage de maniaque et des piles d’armes. Les gens comme moi sont immédiatement tombés amoureux de la championne. C’était comme 'Wow, ce personnage est superbe. Je dois l'intégrer dans le jeu'".
Cependant, le point de départ pour créer un nouveau champion n'est jamais le même. Il y a des moments où l'équipe part du néant le plus absolu et il n’y a même pas d’idées sur le prochain personnage à rejoindre la Faille, et d’autres où on ne connaît que la position ou le rôle qu’il jouera dans le jeu, voire parfois des cas où l’équipe de production a une demande spécifique. Par exemple, August raconte qu’avec Viego, l’équipe de production lui a dit quelque chose comme "votre prochain champion sort à X moment et à ce moment nous serons en plein dans l’histoire de La Ruine. Nous pensons que la meilleure façon de coller avec le calendrier est que vous conceviez le Roi Déchu… Bon courage !".
Un autre cas curieux est celui de Senna. Quand l'équipe a commencé à travailler sur la championne, les consignes étaient précises. Ils devaient créer une tireuse qui pourrait aussi être joué en support, et le reste des idées sont venues de là. Cela allait bientôt être le dixième anniversaire de League of Legends, il fallait une sortie spéciale attendue depuis longtemps par la communauté. C’était l’occasion de la "sortir de la lampe magique" (référence à Aladdin et à la lanterne de Thresh dont Senna était prisonnière). Tout partait de là, parce que Senna existait déjà dans le lore et correspondait parfaitement à ces demandes : "Les développeurs ont essayé de rendre cette combinaison viable pendant un certain temps, pour trouver une bonne connexion avec Lucian et surtout que ce couple puissent jouer ensemble !" nous expliquait-il.
Lorsque le développement commence, il est possible que le créateur du futur champion connaisse son nom, sa position ou même son apparence. Mais c’est tout ce à quoi ils peuvent s’accrocher. L'"espace d’opportunité" est un concept sans plus de signification que celui d’une graine mystérieuse. Le designer des champions travaille ensuite sur les mécanismes, en collaboration avec l'équipe artistique et narrative des personnages. Ensemble, ils sont chargés d'imaginer ce que League of Legends deviendra dès sa création.
Les idées définissant un nouveau personnage
"Une chose amusante à propos du design, c’est qu’il y a différentes façons de s’en approcher et ce que je fais n’est pas nécessairement ce que beaucoup de mes collègues vont faire. J’essaie de me demander comment est le personnage et comment je veux qu’il se sente. Par exemple, avec Jinx, je savais que je voulais faire une folle très instable. Dans le cas de Vi, je pensais à quelque chose de plus agressif, de puissant, rappelant que la meilleure défense c'est l'attaque, et avec Senna, les artistes ont créé cette arme incroyable et je voulais juste donner la sensation aux joueurs de tirer avec un canon lumineux".
Une fois que les développeurs commencent à travailler sur un nouveau champion, ce sont les idées qui font la différence. Beaucoup des champions crées par Riot August se caractérisent par l’incorporation d’armes qui ne semblent pas correspondre à l’univers de Runaterra. Ce sont généralement les caractéristiques initiales des nouveaux venus à partir desquelles sont pensées certaines de leurs capacités les plus importantes. Par exemple, Jhin a un sniper, mais la plupart du temps, son arme dégage une impression de puissance digne d'un Magnum, qui est une arme connue de tous les joueurs d’Apex Legends, Borderlands ou Call of Duty.
Ce qui caractérise ce revolver, c’est d’être très lourd, d’avoir un recul diabolique et un petit chargeur. Chaque balle touchée inflige beaucoup de dégâts, mais si l'adversaire ne meurt pas, Jhin sera vulnérable pendant qu'il recharge. Cela conduit à son passif, dans lequel la vitesse d’attaque signifie juste plus de dégâts, tout en obligeant le joueur à gérer le nombre de balles de Jhin. Par exemple, le A (Grenade Dansante) est une bonne solution qui maintient l’esprit du champion en unissant des éléments comme dans une classe personnalisée de Call of Duty et lui permet de tuer des minions même quand il n’a pas de balles.
Cette idée de départ est partagée par beaucoup d’autres personnages. Zeri a une mitraillette et tente d'importer le gameplay de VALORANT dans la Faille de l’Invocateur. La même chose est arrivée à Jinx avec la combinaison de lance-roquettes, minigun et pistolet à rayons ou à Senna avec le canon à lumière. Cet élément est connu sous le nom de "source de pouvoir" et est généralement une bonne fondation pour façonner cette sensation abstraite. Il transforme l'idée d'une "maniaque aux cheveux bleus" en un concept précoce de Jinx, fait la même chose avec "le côté je cours partout en tirant d'un FPS" pour Zeri et permet même de transformer la lourdeur et l’ennui en une championne comme Senna.
Comment faire correspondre un champion à League of Legends
Après avoir déterminé "l’espace d’opportunité" et les idées qui caractériseront le nouveau champion, il faut prendre un papier et un crayon. La première chose qu’un développeur fait est de créer quelques "kits papiers". Ce terme technique est celui qui lie les artistes de la communauté avec les créateurs professionnels qui travaillent pour Riot Games. "Ce sont ces fragments écrits dans lesquels nous décrivons une série de compétences à partager avec l’équipe. Si l'équipe les aime et les approuve, nous les mettons dans le jeu et nous commençons à les tester. Plusieurs fois, au moins dans mon cas, il y a une compétence qui est bien et le reste qui doit aller à la poubelle, nous obligeant à trouver de nouvelles idées".
Le processus de création des champions est devenu une répétition d'erreurs qui, en moyenne, occupera la prochaine année de la vie de son concepteur principal. Dans le meilleur des cas, ce sera six mois, tandis que dans les pires scénarios, un champion peut avoir un cycle de production d’un peu plus de deux ans. Au cours de ce processus, l’objectif principal est de compléter un ensemble de compétences qui peuvent s’intégrer dans le jeu. Après cela, la section artistique est presque terminée ainsi que les effets visuels de chacune des capacités.
Comme dans la vie, il y a différentes compétences qui influencent les points forts d’un concepteur de champions. August désigne CertainlyT, créateur d’Aphelios, Zoe ou Yasuo comme l’un des meilleurs de tout Riot Games dans le domaine des compétences. "Ses champions ont très peu besoin d'être retravaillés. Thresh avait son kit de compétences à l’exception de l’ultime dès sa première version". Cependant, les champions conçus par August ont tendance à devoir retourner à l'atelier plusieurs fois. De cette façon, chaque kit de compétences qui arrive dans une version jouable est considéré comme une victoire, cela voulant dire qu'il y a quelque chose qui pourra rester dans le futur champion.
Ces tests sont réalisés avec des modèles recolorés d’autres personnages et des effets de compétences également recyclés. L’objectif est de tester ce qui a été défini sur papier, de voir si une idée peut rester aussi folle puisse-t-elle paraître. Par exemple, quelques tests ont été réalisés pour Zeri avec un Z qui était un tir avec 3000 unités de portée et 3 secondes de cooldown, qui exécutait automatiquement les ennemis en dessous de 30% de vie. Bien sûr, cette capacité a été écartée, mais c’est un bon exemple de la folie qui peut se trouver dans les tests.
Le plus drôle, c’est que la capacité la plus compliquée à créer n’est jamais la première. "Pour moi, la dernière compétence est la plus difficile à trouver car mes champions ont souvent tout ce dont ils ont besoin. Donc vous devez trouver une idée qui convienne. Le problème ici est que quand le champion a tout ce dont il a besoin, il y a beaucoup de choses que vous ne pouvez plus rajouter. Parce que vous savez, il n’est pas possible qu’un personnage puisse tout faire". N'est ce pas Viego et Sylas ??
Compétences les plus détestées
Bien que Viego ait été controversé depuis sa sortie, l’un des aspects pour lesquels la communauté a le plus loué le travail d’August en tant que développeur de League of Legends est que ses champions semblent être parmi les plus équilibrés. Ce à quoi le créateur répond : "D’habitude, on dit ça de mes personnages à distance, mais je ne sais pas ce que les joueurs de Jhin penseraient si je devais en faire un combattant au corps à corps. Ce genre de champions ont besoin de beaucoup de choses pour fonctionner quand ils se concentrent sur l’attaque".
Et il ajoute : "Beaucoup de choses que les joueurs pensent injustes pour les champions mêlée sont nécessaires pour qu’ils fonctionnent et aient des gameplays intéressants. Un bon exemple est le W (Mur de Vent) de Yasuo. C’est quelque chose que beaucoup de joueurs ne trouvent pas juste, mais c’est essentiel pour donner un sens au champion. Cela nous permet d’ajuster d’autres choses et de faire en sorte que le champion n’OS pas ses ennemis. Le mur lui donne le temps de jouer au jeu avant de mourir sous les coups adverses, c'est à l'équipe adverse de prendre en compte ce sort avant de se jeter dans la bataille". Nous le détestons, mais peut-être devrions-nous le considérer comme un moindre mal ou un sacrifice nécessaire.
La perspective du temps est aussi un autre élément qui définit la justesse d’un champion. Quand Vi est sortie, elle était considérée comme une championne trop injuste qui se jetait sur ses adversaires à partir de 800 unités de distance sans pouvoir être stoppée. En revanche, elle n’a jamais brillé chez les professionnels parce qu'il y a beaucoup de champions capables de la contrer et qu’elle est bidimensionnelle. Une fois que tout le monde sait ce qu’elle peut faire, tout le monde peut déduire sa prochaine action et agir en conséquence.
"Quand on parle des tireurs, il est souvent question de leur sauter dessus et de les tuer. Leur fragilité est leur faiblesse principale. Pendant ce temps, un champion de mêlée a besoin de beaucoup plus d’outils. Ce qui est important lorsque vous jouez contre un champion, c'est que vous sortiez de la partie en pensant que vous avez un plan pour la prochaine fois que vous le croiserez. Le terrain glissant serait qu'un joueur pense trop souvent ne pas pouvoir trouver une réponse. C’est comme ça que j'identifie les champions injustes".
Il y a des mécaniques nécessaires et bien conçues qui frustrent les joueurs et d'autres qui ne sont pas si bien conçues car même Messi n'est pas capable de marquer toutes les pénalités. Mais, même dans les cas qui peuvent le plus contrarier un joueur, League of Legends est un jeu avec une multitude de systèmes qui interagissent les uns avec les autres. Par exemple, je déteste affronter Yone. Cependant, je me demande parfois s'il y a vraiment un problème avec le personnage ou si ce sont d'autres éléments comme les objets ou les éventuels excès de dégâts qui me font ne pas l'aimer.
Un nouveau champion arrive dans la Faille
Après un certain nombre d’épreuves à passer pour définir le kit de compétences et les statistiques des champions, ces derniers passent aux étapes finales de leur phase de production. Il faut terminer le modèle qui sera utilisé en jeu, créer les VFX et passer les derniers tests pour que le champion devienne un produit fini. Il passe ensuite aux mains de l’équipe de marketing qui va faire une vidéo montrant à quel point le champion peut être fort, afin que les joueurs fassent des tweets qui commencent par "À quoi pense Riot", continuent à les accuser d’utiliser des substances stupéfiantes et se terminent par "ça doit être de la bonne".
Cependant, l’objectif avec les derniers réglages est de créer un personnage équilibré dans le jeu. Il ne s’agit pas juste que les compétences ne synergisent pas entre elles, ou que si les joueurs réussissent à parfaitement les placer alors le résultat sera fantastique, mais de créer un ensemble cohérent qui pourra être équilibré à l’avenir. August a répété à de nombreuses reprises (mais pas dans cette interview) que League of Legends "est un jeu qui peut être mis à jour", donc aucun problème n’est insoluble si le travail de fond a bien été fait.
Renata Glasc vient d’arriver dans la Faille de l’Invocateur et comme, selon les mots d’August, "les choses ne vont pas toujours bien", Riot Games a développé un plan d’urgence pour l’équilibrer au cas où ils auraient péché en lui accordant trop de pouvoir ou en ne lui en donnant pas assez. La même chose est arrivée avec Zeri, qui était trop puissante lors des premiers patchs. Cependant, tout va bien tant qu’il y a un plan qui maintienne son identité et se concentre sur la réduction de sa puissance ou des points les plus frustrants que les joueurs trouvent dans la Faille de l’Invocateur.
Ils ont déjà trouvé "l’espace d’opportunité", conçu des compétences sur le papier, testé et testé à nouveau jusqu’à trouver un kit complet après des semaines de réflexion sur sa dernière compétence. Ils ont même créé son apparence finale, les effets de ses compétences et mis en place un plan d’urgence au cas où quelque chose se passerait terriblement mal. Le champion est prêt à se lancer dans le jeu dans la prochaine mise à jour. Un peu moins de quelques minutes de lecture alors que toute une équipe y a consacré une année de sa vie, et leur travail ne s’arrête pas là : il faut suivre le champion après son lancement pour équilibrer et corriger d’éventuels bugs.
Il n’y aura jamais de bonne raison d’arrêter de critiquer quelque chose, mais les joueurs sont complètement fous si ils ne pensent pas que derrière chaque personnage, il y a une volonté farouche de proposer le meilleur héros jamais créé.
Interview originale réalisée par GalleGutsito pour MGG Espagne.