Cela fait maintenant trois semaines que la compétition League of Legends occidentale a repris son cours sous une autre allure. Enfin, nouvelle, pas tant que cela quand on y pense, car les compétitions online ont forgé l’esport dans sa première forme. Pourtant, cette adaptation, si évidente soit-elle, n’a pas été facile à mettre en place. Que ce soit du côté des structures et joueurs, équipes de production ou talents sur le show, tous ont été pris de court. Alors que l’esport s’habitue lentement à un nouveau fonctionnement en attendant des jours meilleurs, regardons un peu comment la situation a été vécue de l'intérieur.
Pour le championnat européen, l’annulation de la finale a été la première réaction à une situation qui, à l’époque, était encore difficile à identifier et anticiper. “On a commencé à travailler sur différents scénarii trois semaines avant l’annulation de Budapest”, explique Alban Dechelotte, à la tête des partenariats et du développement business chez Riot Games en Europe. “Nous avions établi huit scénarios différents, une sorte de matrice d'événements, pour anticiper les réactions à avoir et nous permettre de penser à ce que pourrait être le broadcast en isolation ” explique-t-il.
Avec des décisions successives de limiter les contacts avec la communauté, puis entre les joueurs, pour finalement fermer l’accès du studio LEC au public à l’aube de la semaine 8 de saison régulière, le championnat européen réagissait. Pourtant, malgré quelques signes de méfiance, rien ne pouvait prévoir que nous irions au studio le lendemain pour finalement se dire “à bientôt”.
Ce qui m’a le plus marqué dans l’arrêt de la compétition, c’était sa brutalité. Je me suis levée le vendredi matin, j’ai pris le métro jusqu’au studio, salué mes collègues que je n’avais pas vu depuis une semaine, puis ai enchaîné sur le classique rituel d’avant show. Une lecture du script, répétitions, maquillage, et c’était parti pour aller filmer ma première interview pour le preshow. Après quoi, l’intégralité du broadcast LEC a été convoquée pour une annonce. On se rassemble sans trop réfléchir.
Le verdict tombe, et après quelques réunions avec nos supérieurs, nous rentrons chacun chez nous, sous le choc, mais aussi convaincus que c’est la bonne décision...Sans savoir quand la ligue reprendra.
Le soir même, les choses sont déjà en mouvement : organisation de parties in-house, construction du broadcast à distance, initiatives des équipes pour créer du contenu. Très vite, le choc s'amenuise pour laisser place à la construction. “ À ce moment-là, nos critères de décision sont très précis, premièrement la santé de tous, deuxièmement, la continuité de la ligue, et ensuite on s’occupe de la gestion des autres délivrables” explique Alban.
C’est ainsi que la semaine suivante, les balbutiements du LEC en ligne voient le jour. Après une semaine intense d’organisation à distance, de tests techniques et autres tentatives d’anticipation, nous accueillons avec une semaine de retard la huitième semaine de compétition. Pour vous donner une image, c’est un peu comme apprendre à faire du vélo : nous voyons ce qu’il faut faire, nous connaissons la mécanique, mais la concrétisation n’est pas si simple. En un claquement de doigt, on passe d’une production en studio impliquant une centaine de personnes avec un rouage bien en place, à une conversation sur Discord où nous essayons de mimer au mieux les procédés établis.
Du point de vue de l’entreprise, on peut aussi se questionner sur l’impact que ces décisions auront. Le LEC tel qu’il rayonnait est-il aussi intéressant et “sexy” sous cette forme pour les partenaires commerciaux ? Quand j’ai abordé le sujet, Alban expliquait que les réactions étaient diverses :” Il y a des gens qui nous quittent, il y a aussi ceux qui restent. Nous avons aussi des personnes qui devaient nous rejoindre et le feront malgré tout, sur ce dernier point, j’ai très hâte d’annoncer ça bientôt”.
Ici, nous avons surtout parlé de l’organisation pour Riot Games, mais pour les équipes c’était une toute une nouvelle gymnastique aussi. Il est utile de rappeler qu'à ce moment-là, nous sommes à l’aube des play-offs : certaines équipes ont tout à jouer et une erreur ne pourra pas être rattrapée. Ces équipes qui ont été habituées depuis des années à leur version du “métro, boulot, dodo” doivent aussi s’adapter. Sauf que contrairement aux patchs, ici, il n’y a pas de méta.
Difficile de prédire quelles équipes profiteront de ce chaos ou bien en subiront les conséquences. Quelles équipes ont besoin de la scène pour briller et quels “scrim gods” pourront enfin vivre leur heure de gloire. La semaine 8 se déroule avec quelques mésaventures du côté des joueurs aussi : problèmes de connexion internet, d’outil de communication... Le package classique pour une compétition en ligne. Durant la plupart de mes interviews cette semaine-là, les joueurs mentionnent la difficulté ou facilité de jouer en ligne. Certains ont besoin de la scène pour se canaliser, d’autres se réjouissent d’un élément de pression en moins pour pouvoir jouer.
Le week-end se passe dans la douleur, mais avec une volonté claire : rapidement prendre le pli et donner au public le meilleur du LEC.
De l’autre côté de l’Atlantique, les choses suivent un schéma similaire. Semaine annulée, passage de la compétition en ligne, avec en parallèle, le monde qui commence doucement à se fermer. Jérémy "Eika" Valdenaire, midlaner pour Immortals, raconte que “ tout est arrivé soudainement et l’organisation n’a pas été facile. Mais nous devions jouer, donc nous nous sommes adaptés”. Est-ce-que les résultats auraient été différents sur scène ? “Sûrement” dit-il “mais c’est des spéculations, difficile de savoir”.
Au lendemain des LCS, Travis Gafford, journaliste esport américain, publie une vidéo expliquant le ressenti des joueurs. Ils auraient répondu à un sondage, selon lequel 2/3 d’entre eux seraient favorables à une annulation du Split. Ici, facile de se ruer sur le manque d’ambition, mais n’oublions pas qu’il s’agit de joueurs — pour beaucoup loin de leur famille —, qui voient les frontières du monde se fermer peu à peu.
Finalement, la compétition a été maintenue. Avec une fin prématurée du segment de Printemps pour Immortals, Eika m’expliquait qu’il ne pourrait pas rentrer chez lui pour voir sa famille, mais qu’en prenant du recul “si la situation impose que nous restions où nous sommes, alors nous ferons ce qu’il faut et cela ne me dérange pas”.
À ce sujet, des questions s’ouvrent sur l’Europe et les nombreux joueurs qui sont sûrement rentrés chez eux en vue de la fin de saison. Comment faire s’ils ne peuvent pas revenir pour le segment d’Eté ? Comment préserver l’intégrité de la ligue si les joueurs sont à distance ? Est ce que le Split sera maintenu ?
Ici aussi, difficile de prévoir à quoi ressemblera le monde dans un mois : mais encore une fois, Alban envisage ces possibilités en mettant toujours la santé au premier plan.
Pour l’instant, nous continuons d’avancer, et les play-offs sont déjà bien entamés. Avec derrière nous un week-end de compétition aussi intense que surprenant, je pense qu’en tant que fans d’esport nous pouvons tout d’abord nous réjouir d’une chose : savoir que même en ces temps troubles, l’esport restera et continuera de nous faire rêver.
Vivons l’esport chez nous.
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