« Soyons clairs : nous perdons entre 1 et 2 millions de dollars par an sur Counter-Strike et je mettrais au défi n’importe quelle équipe du top 20 de me prouver qu’elle ne perd pas un montant similaire (…) nous gagnons plus d’argent avec Rainbow Six qu’avec CS ». Visiblement, il ne fait pas bon être une structure e-sportive phare sur CS:GO en ce moment. Voire même depuis longtemps. Car comme Dan Fiden — président de Cloud9 — n’hésite pas à le balancer dans les colonnes de DBLTAP, les coûts d’entretien d’une formation sur cette scène sont voués à plonger n’importe quel businessman dans le mal. La raison ? Y gérer une équipe (salaires, achat de joueurs, encadrement… ) coûte plus cher que pour n’importe quel autre jeu et cela rapporte beaucoup moins que pour n’importe quel autre titre, toujours selon le bonhomme qui officie depuis 2017 à la tête de l’organisation omniesportive.
Le fait que les investisseurs sont perdants en s’appropriant du Counter-Strike, ce n’est pas vraiment un secret. Nicolas Maurer, CEO de Vitality, l’avait déjà déclaré aux micros de 1PVCS en juillet 2019 : « Tout le monde perd beaucoup d’argent sur CS. C’est la réalité, tout le monde n’en est pas forcément conscient. Pourquoi y allons-nous ? Counter-Strike est très important, c’est un jeu majeur, nous voulons y placer notre marque, donc nous investissons ». La bonne question étant : jusqu’à quand ? De manière évidente, les choses vont devoir changer. Sous peine de voir les financeurs — de ce qui est devenu un cirque économique — faire exploser la bulle avec une épingle et impacter de manière générale tous les acteurs du milieu. Joueurs, structures et fans en première ligne. Mais comment bouleverser les coutumes pécuniaires sans brusquer une scène solidement ancrée, culturellement parlant ? Tel est le casse-tête vampirisant actuellement les débats.
Un système économique bancal ?
À l’heure où de nombreux éditeurs de jeux compétitifs n’ont pas hésité à façonner et gérer leurs propres ligues - on pensera à Blizzard Activision avec l’Overwatch League et la CoD League, à Riot Games et ses grands championnats également franchisés, Ubisoft avec la Rainbow Six Pro League - Valve, pour sa part, n’a toujours pas pour ambition de se lancer dans la production de son propre circuit compétitif professionnel. Au contraire, le studio américain préfère laisser son œuvre à disposition des entreprises organisatrices de tournois les plus volontaires. Et voir ce qu’il advient. Mise à part une participation dans le cashprize des deux Majors annuels qu’il soutient, le développeur de l’état de Washington se contente ainsi de fixer les règles du jeu sans pour autant vouloir s’impliquer de manière omniprésente.
C’est de cet arbitrage simpliste que découle l’énorme concurrence animant les organisateurs de compétitions, sur l’un des titres e-sportifs les plus populaires au monde. Imaginez un bout de viande lancé dans une cage remplie de fauves affamés : vous obtenez de manière imagée l’enjeu flottant autour de ceux qui souhaitent se tailler la part du lion. Le modèle de Counter-Strike est ancestral — une grande diversité de tournois produits aux quatre coins du globe — et écrit via des noms allant de StarLadder à Epic Esports Events, en passant par les trois qui font le plus parler d’eux sur CS en ce début 2020 : FACEIT, BLAST et l’ESL. Et autant se l’avouer tout de suite : la bataille pour le titre de celui qui organise les meilleurs tournois ne devrait pas se finit de sitôt. D’autant plus que c’est de là que pourraient surgir les principaux remèdes aux maux actuels de l’e-sport de Counter-Strike.
Ce qui coince aujourd’hui ? C’est en grande partie le manque de revenus pour les joueurs et surtout les structures qui évoluent dans la discipline. Comme pour beaucoup d’e-sports, me direz-vous. Mais quand on voit le potentiel de viewership, de démocratisation et de passion culturelle détenu par Counter-Strike, on se dit qu’il n’est pas normal que les équipes y aient moins à gagner que sur R6:S qui — toute proportion gardée — n’est qu’à ses premiers pas dans l’e-sport et ne possède pas (encore) autant de puissance et d’expérience qu’en compte CS:GO. Alors, comment expliquer le phénomène ?
C’est simple : l’écosystème initié par Ubisoft pour son jeu n’a pas encore explosé. Les salaires des joueurs professionnels restent raisonnables, leurs coûts de transfert aussi. Entretenir une équipe de Pro League, selon son niveau et sa région, peut se faire sans que cela ne représente un trou noir, et surtout : Ubi n’hésite pas à redistribuer aux meilleures équipes (pas tout le temps, mais en principe) — via son program pilot — une partie des revenus générés par plusieurs sources de profits du jeu. Allant du cosmétique (liée aux clubs ou à la compétition de Pro League), à des événements temporaires (collection du Road to Six Invitational) en passant par d’autres monétisations intéressantes (Battle pass). Mais aussi et principalement : une prime, s’élevant à 250 000 $ selon nos sources, pour les structures choisies qui deviennent de véritables partenaires.
Si les pontes de Rainbow Six ont compris que l’écosystème de son e-sport devait se faire en entretenant de bonnes relations avec les organisations, qu’en est-il de Counter-Strike ? Comment une structure peut-elle faire rentrer de l’argent dans ses caisses ?
Les dotations remportées par les joueurs en compétition finissent bien souvent dans les poches de ces derniers. Ne reste alors plus que le sponsoring — qui ne représente aucune sécurité sur le long terme — et la récolte de gains sur les produits dérivés (les stickers à l’effigie d’une équipe dans le jeu, notamment). Est-il possible pour ces dernières de gagner de l’argent autrement ? Avec le ticketing par exemple ? Non, celui-ci est inexistant, puisque les clubs n’ont pas d’arène physique pour accueillir des rencontres. Les droits TV ? Pareil, puisque la production et la retransmission des événements sont gérées par leurs organisateurs. Perdurent alors les investisseurs privés qui injectent des pièces dans une machine à sous qui n’offre en l’état aucune perspective de jackpot.
Ce qui amène sur la table l’idée de « franchisation » du circuit. Ou du moins ses principes de base : rendre exclusive pour une équipe sa participation à une ligue restreinte, avec pour avantages une place garantie sur le long terme (ce qui peut rassurer les investisseurs) et un partage des revenus plus équitable sur le papier. Problème : les puristes de Counter-Strike voient dans la plupart des cas l’idée de franchises d’un mauvais œil ; historiquement habitués au modèle sportif européen de promotion-relégation et amoureux de l’ouverture spécifique du circuit professionnel de leur jeu favori. Même son de cloche pour Valve, d’ailleurs, qui ne souhaite pas voir son produit être promu par une seule et unique entité. Et qui interdit de facto aux organisateurs du milieu de mettre en place une ligue qui empêcherait ses équipes de s’engager envers des championnats concurrents.
Les ligues des justiciers
Concrètement, les structures e-sportives de Counter-Strike vont devoir s’émanciper du système actuel pour envisager autre chose qu’un avenir avec un compte à découvert. Le problème, selon Fiden — qui est également en charge du développement commercial de la B Site League (dont on parle plus bas) — c’est que chez ESL « le chemin que prennent les revenus des tournois commence avec l’organisateur du tournoi et se termine avec les joueurs ». Évidemment, ce partage pyramidal n’est pas du goût des patrons de clubs, qui aimerait être davantage pris en compte dans le reversement des profits que les compétitions engendrent. Bonne nouvelle : il semblerait que le vent tourne avec le lancement de plusieurs projets en 2020.
Au nombre de deux, ils sont : le BLAST Premier et son championnat semi-fermé, découpé en deux splits (début le 31 janvier), et la B Site League (gérée par FACEIT), qui se rapproche à grandes enjambées de ce que l’on retrouve dans une ligue franchisée - avec notamment un ticket d’entrée payante estimée à 2 M$. Les fins connaisseurs de la scène CS retrouveront très vite des similitudes entre ces deux plans et celui de la Professional eSports Association, avortée en 2017. À l’époque, une ligue franchisée devait voir le jour après que plusieurs équipes nord-américaines aient décidé de prendre les choses en main et de lancer « leur » compétition. Ce qui n’aura finalement jamais eu lieu, les structures participantes ayant interdit à leurs joueurs de disputer en parallèle la Pro League d’ESL ; une condition qui sera rejetée par ces derniers. Mais l’idée était bien là, intéressante, et a depuis germé.
Quelques années plus tard, voilà donc de retour un projet de ligue franchisée, la B Site League, qui sera scruté par des milliers de paires d’yeux, bien qu’elle ait pour limite le fait de n’avoir attiré que des équipes considérées par certains comme de secondes zones. Ces équipes, selon ESPN, vont être Cloud9, Gen.G, Dignitas, MiBR, MAD Lions et CR4ZY. Si elles sont autorisées à participer à la Pro League, elles ne pourront néanmoins le faire, puisque les dates des deux ligues s’entremêlent. Quoi qu’il en soit, l’essai de la première saison et les résultats économiques de son revenue sharing seront très intéressants à suivre, et pourrait même attirer des noms plus prestigieux en cas d’agrandissement et de solidification de la ligue pour ses futures versions.
Quant à BLAST et son « Premier », la réponse aux maux financiers des équipes CS:GO devrait se trouver dans une prime forfaitaire et une part des droits médiatiques et commerciaux qui leur serait versée. Pour rappel, le développeur de tournoi a au préalable signé des accords sur les droits de diffusion avec TV2 Danemark et Winstrike, qui retransmettront la compétition à la télévision, respectivement au Danemark et dans la zone CIS (majoritairement russophone). Somme toute, du BLAST Premier et de la B Site League découlera une conséquence plus ou moins importante sur l’écosystème financier de Counter-Strike. Pensés avec un partage des revenus en théorie plus sain pour les structures et les joueurs, ils viennent mettre un peu de pression au contact de l’ESL, qui semble de moins en moins enclin à partager ces derniers temps.
ESL, l’organisateur compulsif
En réponse à ces initiatives, l’Electronic Sports League — qui semble de plus en plus se comporter en monarque sur le circuit professionnel de CS — n’a pas tardé à adopter une attitude défensive et un soupçon d’agressivité. Premier gros changement pour 2020 : l’ESL Pro Tour et son chantier d’écosystème ouvert reliant les compétitions ESL et DreamHack, afin de rassembler les meilleures équipes professionnelles dans un seul circuit. ESL One, Intel Extreme Masters (IEM), l’ESL Pro League, la DreamHack Open et les DreamHack Masters : tous ne forment désormais « plus qu’un ». Cerise sur le gâteau : deux fois par an auront lieu les Masters Championships, avec les prestigieux IEM Katowice (en février) et l’ESL One Cologne (en juillet) pour foyer.
Mais ce n’est pas tout. Cette centralisation des pouvoirs est accompagnée d’une autre refonte. Celle de la Pro League, voyant son nombre de participants divisé par deux — 24 équipes triées sur le volet — et une division mondiale instaurée au lieu des quatre sous-divisions qui prenaient place jusqu’ici. Introduite en avril 2015, avec 10 saisons disputées depuis, l’EPL est une véritable institution du milieu, mais a fait polémique ces derniers jours. L’annonce des équipes invitées par l’ESL sur la place publique, conjuguée au fait que la moitié des équipes engagées la saison précédente se sont vues reléguées sans préavis dans la ligue du dessous (MDL), a en effet mis le feu à la poudrière que sont les réseaux sociaux.
Thorin, l’influent commentateur et analyste — également enrôlé dans le projet de B Site — s’est par exemple exprimé très véhément sur la situation à travers de nombreux tweets, dont un plus marquant que les autres : « En conséquence du comportement immoral et amateur d’ESL à propos de leur gestion de l’EPL, je ne travaillerai plus avec leur organisation sous aucune circonstance, jusqu’à ce que les personnes responsables soient nommées et virées ou quittent l’entreprise ». Pour lui, il semblerait que l’ESL aille trop loin dans sa volonté de conserver une position de leader du marché et les meilleures organisations de son côté, sans pour autant prendre en considération la pérennité de tous les joueurs et de toutes les structures.
Avant d’ajouter que « 2020 (…) est le combat de CS:GO pour sa survie en tant que titre majeur de l’e-sport. Il ne peut pas et ne sera pas maintenu de la manière que vous connaissez au cours des dernières années dans les conditions économiques actuelles ». Quid de la bataille des ligues ? C’est cette dernière qui devrait rythmer — en partie — ce combat. Un combat politique que les clubs et la Counter-Strike Professional Players' Association, sorte de syndicat des joueurs pros, ne semblent pas à même de mener seuls, étant donné leur position d’otage face à l’influence et le pouvoir économique détenu par des géants de l’industrie comme ESL.
Crédit photos : HLTV