De la bande de potes à l’apparition des premiers coachs-managers
Au début de l’esport, dans les années 2000, la définition d’une équipe se cantonnait généralement à des copains, quelques stratégies travaillées en réseau local chez les parents ou en cybercafés (sans internet bien sûr !), une voiture et beaucoup d’huile de coude pour se rendre en LAN et espérer briller avec un bon rush porte "longuement" travaillé à 15 fps de moyenne sur DE_Aztec. Aux origines c'est probablement à force de voir son équipe mourir par grappe de 5 sur une HE que le métier de coach a fait son apparition. Car au milieu de cette palanquée de Darwin awards, apparaissait de temps en temps un joueur un peu plus éclairé que la moyenne qui prenant conscience de l'inéluctable bain de sang à venir commencait à se demander "comment l'éviter ?". Ainsi d'un vocabulaire mono strat à 2 variables (Rush A ou Rush B), nous sommes passés à un vocabulaire tri strat à 2 variables (Rush, Slow, Eco, toujours A ou B). Ainsi donc avec l'apparition de stratégies ce sont d'abord des joueurs/stratèges qui virent le jour sous l'appelation "strater". La dimension immensément amateur de l'esport à cette époque fera que ce type d'organisation en circuit fermé restera la norme durant des années (Sans oublier le fait que CS 1.6 se jouant à 5, la première préoccupation des équipes se résumait souvent à "comment faire rentrer 5 joueurs et 5 PC dans une voiture d'étudiant ?", alors une sixième personne...).
Avec la multiplication des événements et les premiers tournois internationaux (CPL,WCG, LAN ARENA ESWC...), des équipes structurées commencent à voir le jour, notamment du côté de nos voisins allemands (SK, mTw, Mouz...). Fort d'un niveau d'exigence avant gardiste pour l'époque, ces grandes équipes écraseront toute forme de concurrence dans l'oeuf, optant pour des choix organisationnels plus efficaces dont l'adjonction d'une fonction de coach manager (BDS pour SK Gaming par exemple). Ces choix se révélant payants, ils inspireront d'autres équipes qui suivront ce modèle. En France, il faudra attendre l’émergence du mythique tag goodgame pour qu’un premier coach légendaire fasse son apparition.
William "Wily" Depoitte est l’un des pionniers de l’esport hexagonal et aura officié pour le club de 2003 à 2008. "GG" à l'époque était avec aAa et ArmaTeam l'un des 3 clubs les plus dominants en France sur Countrer-strike et celui qui cumulera avec le temps le plus beau palmarès et connaîtra la plus grande longévité à haut niveau. On se rappellera notamment de joueurs légendaires, Mayers, Oligan, Yorlin etc.
Wily commence à jouer à Counter-Strike dès les débuts (99-2000) et rejoint rapidement les rangs des premiers compétiteurs de l'époque sans s'imaginer un instant qu'il deviendra plus tard un coach français de premier plan. C’est le capitaine de l’équipe goodgame, Sébastien "Sn][peR" Espinosa, qui proposera à Wily de les épauler. "Leur jeu stagnait et ils avaient du mal à se structurer, à analyser leurs adversaires et à trouver des idées neuves", nous explique-t-il.
A ses débuts, Wily se rappelle : “Les joueurs comptaient sur leur capitaine pour endosser les responsabilités de l’équipe. C’était à lui de prendre en charge la globalité des tâches que l’on attribue désormais au coach, au manager ou encore à l’analyste de l’équipe : encadrer l’équipe, analyser la méta, gérer la logistique des déplacements en LAN…”. Il se souvient aussi avoir croisé très peu d’autres coachs tout au long de sa carrière : “Les joueurs avaient l’habitude d’avoir des gens qui les accompagnaient, mais ça se rapprochait plus d’un fanboyisme, sans être très sérieux”.
Le rôle de Wily au sein de goodgame est alors d’étudier les matchs de ses adversaires et de sa propre équipe, afin d'en déceler les points forts et faibles qu’il doit alors étudier minutieusement. Il analysera plus de 1 500 matchs tout au long des 6 années de sa carrière… il incarnera de plus un rôle relationnel essentiel à l'équilibre du groupe, en apportant un soutien psychologique aux joueurs, tous très jeunes à l'époque. Le recrutement de Wily sera le premier du genre dans l'hexagone et c'est en binôme avec Nicolas "Incolas" Cerrato, le manager de l'équipe, qu'ils porteront le tag vers les sommets qu'on leur connaîtra... Incolas s'occupant majoritairement des aspects extra sportifs, relations presses, sponsors, etc.
A la retraite depuis 2008, coach Wily nous partage sa vision de l'évolution du métier de coach au fil des années : "Quand je suis entré chez goodgame, le coaching était plus humain que stratégique, peu d’équipes avaient des stratégies évoluées qu’il fallait contrer, surtout au niveau français. Aujourd’hui, les coachs sur CS:GO se focalisent plus sur la stratégie. Ils ont des analystes vidéo qui leur donnent tous les plans de stratégies étudiés, qu’ils reprennent et cherchent à contrer !".
Depuis une dizaine d’années déjà, les équipes ne peuvent plus se passer de leur coach. Mais celui-ci n'est maintenant plus seul à officier au sein des grandes structures modernes. À haut niveau, il est toujours assisté d’analystes ou d’assistants coachs regroupés sous le terme de coaching staff. Cette équipe dédiée se répartit les tâches dans une configuration qui diffère pour chaque structure et qui, encore aujourd'hui, varie régulièrement à la recherche de la formule idéale. Avec le coaching staff, un autre terme fait son apparition : celui de head coach. Il résulte de l'évolution naturelle du coach devenu responsable des coachs spécialisés, et garant de l'efficacité du travail du groupe au service de l'équipe.
Du binôme coach-manager au coaching staff
Dix ans après Counter-Strike, un autre jeu s’est rapidement imposé comme leader de l’esport dans le monde : League of Legends (2009). Là aussi, dès les premières années, les coachs se sont révélés essentiels à la progression d’une équipe. En 2012, l’un des coachs League of Legends les plus célèbres au monde, Kim "kkOma" Jeong Gyun, débute sa carrière au sein de SK Telecom T1 après une carrière de joueur mitigée sur Starcraft II. C’est à ses côtés que le meilleur joueur au monde, Faker, se révélera. La suite est connue : kkOma emmènera son équipe au sommet et s'imposera comme le visage du coaching sur le MOBA à succès (il a même son propre skin de balise). Le sud-coréen a, à ce jour, remporté trois titres mondiaux et de nombreux titres internationaux avec SKT T1, un record historique sur le jeu. Il est considéré comme un modèle à suivre pour les aspirants coachs, et pas seulement sur League of Legends.
C’est le cas de Julien "daemoN" Ducros, coach français en Overwatch League depuis un an pour les Los Angeles Valiant : "Forcément, ça donne des étoiles dans les yeux de voir un coach aussi charismatique. J’ai l’envie de suivre ses pas, dans un sens, car il est l’un des meilleurs coachs au monde.".
Sur son jeu de prédilection, Overwatch, sorti en 2016, le rôle de coach apparaît dès le début sur la scène compétitive du jeu, là où cela aura pris des années sur Counter-Strike. Après une première année compétitive sur le FPS de Blizzard en tant que joueur amateur (2016), daemoN fera le choix par la suite d’emprunter la voie du coaching en Contenders, puis en Overwatch League.
Basée à Los Angeles, l'Overwatch League a depuis ses débuts l'ambition de devenir la première ligue majeure de sport électronique au monde. Au vu des sommes engagées et des moyens à disposition des investisseurs de la ligue (Rappelons que le ticket d'entrée avoisinerait les 20 millions de dollars), il n'aura pas fallu attendre longtemps pour voir la typologie de management du sport traditionnel se calquer au sport électronique via l'apparition de coaching staff fournis et spécialisés, ainsi que le recrutement d'un banc de joueur remplaçant quasiment poste à poste.
Chez Los Angeles Valiant, en juillet 2018 (fin de la saison inaugurale), il y avait en tout onze joueurs à encadrer ; c’est presque une double-équipe. Le coaching staff se compose alors d’un head coach et de 4 assistants coachs tous focalisés sur le jeu. Une autre partie du staff s’occupe elle du management de l’équipe au quotidien (communication, logistique, juridique, agents...). On retrouve également des professionnels comme des nutritionnistes ou des psychologues.
Dans l’esport moderne, le coach a plusieurs définitions car aucun n’a exactement le même rôle, et Los Angeles Valiant en est le parfait exemple. "C’est difficile d’être effectif et de donner une valeur à chacun dans un staff aussi complet", explique daemoN. Alors que le head coach doit superviser toute l’équipe, deux assistants coachs se chargent d’analyser et de construire des stratégies. Un autre se concentre principalement sur le recrutement pour la saison 2 et aide également daemoN, qui travaille sur les performances d’un seul joueur, le français Terence "SoOn" Tarlier. Mais cette configuration n’est que provisoire ; elle a changé plusieurs fois et ne restera pas telle quelle longtemps. Les coachs sont obligés de s’adapter constamment et de basculer d’un rôle à l’autre, en fonction des changements de circonstances et des apprentissages issus du terrain.
L’Overwatch League est un cas particulier car il y a beaucoup de joueurs et des budgets importants, mais fondamentalement, les mêmes problématiques se retrouvent dans les autres jeux d’équipe. Aussi à Los Angeles, Thomas "Zaboutine" Si-Hassen termine sa première saison en tant que coach de l’équipe League of Legends d’OpTic Gaming. Anciennement analyste financier (il n'est jamais allé au Yémen, ndlr), lui, s’est fait remarquer en tant que commentateur pour O’Gaming et a rejoint la structure américaine conjointement à un autre français, Romain Bigeard, nommé general manager en 2017 (sur le départ depuis le 08/10/18, ndlr). Chez OpTic, ils ne sont que trois dans le coaching staff, pour cinq joueurs : rien à voir avec l’organisation complexe des Los Angeles Valiant.
"Me concernant, je suis head coach et je dirige l’intégralité du pôle coaching", nous explique-t-il. "L’assistant coach, David "Cop" Roberson, s’occupe de l’aspect relationnel des joueurs et d’organiser une stratégie sur la jungle et la toplane. Pour terminer, l’analyste Chris "Croissant" Sun ne s’occupe que de la stratégie pure en préparant notamment la phase de draft, élément déterminant dans l’issue d’un match."
Cette configuration semble solide, mais selon Zaboutine, rien n’est gravé dans le marbre : “Notre organisation est assez classique. Mais si un coach veut prendre une initiative, comme prendre un joueur et lui faire travailler un pick, je n’ai même pas besoin de lui donner mon approbation, du moment que le joueur est d’accord.” On remarque que, comme dans les clubs sportifs, chaque structure a sa propre façon de fonctionner. Et à mesure que le coaching staff se développe, le head coach révèle des points communs avec les entraîneurs sportifs.
Le sport traditionnel, source d’inspiration pour le coaching esport ?
daemoN : "Je pense que quand tu apprends des choses comme la pyramide du succès de John Wooden ou le format de coaching de Phil Jackson, tu ne peux pas te perdre."
Phil Jackson est le visage de l’entraîneur américain. Il a travaillé avec des équipes de basket-ball de 1978 à 2011 et a remporté le plus grand nombre de titres (11 championnats) de l’histoire de la NBA. En lisant son livre "Un coach, Onze titres NBA : Les secrets du succès" (sorti en France mai 2014 chez Talent sport, ndlr) retraçant ses débuts, daemoN s’est rendu compte qu’il avait fait les mêmes erreurs de débutant que son illustre aîné, comme le fait de ne penser qu’à la victoire ou de ne pas savoir comment efficacement adresser une critique à un joueur. daemoN avoue de lui-même que la lecture de livres sur le coaching sportif l’a aidé à identifier ses erreurs et lui a appris à remettre en question sa méthode de travail.
Zaboutine "Le jeu n’est qu’un support et le coaching est quelque chose de général : ce qui est important, c’est de trouver les clés d’activation d’une personne et comprendre pourquoi elle fait moins de résultats."
Il existe quelques coachs dans l’esport qui sont passés par une formation dans le sport, même s’ils sont une minorité. En France, il y a par exemple Féfé, coach de la (défunte) équipe d’Overwatch championne d’Europe : Eagle Gaming. Il a été entraîneur pour plusieurs équipes de basket-ball, pour ensuite se reconvertir dans l’esport. Son expérience l’a aidé dans ce domaine, notamment sur les méthodes d’entraînement et de préparation mentale aux matchs.
Les coachs qui ont une expérience dans le sport traditionnel sont encore rares, mais ils ont un profil qui est de plus en plus demandé ; désormais, en plus du coaching staff, beaucoup d’équipes travaillent avec un coach mental ou un psychologue spécialisé dans le sport. Certains intègrent la structure pendant quelques mois et prennent le titre de "performance coach". C’est par exemple le cas d’Ursula "Xirreth" Klimczak, psychologue spécialisée dans le sport et qui travaille aujourd’hui pour de nombreuses structures professionnelles sur League of Legends (Fnatic, ROCCAT, GamersOrigin...). Dans l’esport, les équipes font appel à elle afin qu’elle aide les joueurs à gérer leur stress, améliorer leur communication dans le groupe, gérer la charge mentale d’une défaite etc. Autant de problématiques qui sont tout aussi présentes dans le sport et qui sont déterminantes pour la longévité de la carrière d’un joueur.
Comment devenir coach ?
Même s’il existe autant de modèles que de coachs, daemoN et Zaboutine s’accordent sur le fait que la mission fondamentale est toujours la même : pousser un joueur au maximum de son potentiel. Mais la méthode, elle, est propre à chacun. "Au final, on se construit soi-même en tant que coach et chacun a son style", explique daemoN. Pour Zaboutine, "même dans le football, les coachs ont des parcours très différents, car la manière de rendre un individu plus performant est liée à ta personnalité. Je suis très analytique, comme Hadrien “Duke” Forestier (coach de Splyce), alors que Romain “Samchaka” Melaye (coach de Solary) est très empathique. Cela influe sur notre façon de délivrer les informations aux joueurs et la matière brute de chacun est complètement différente."
S’il n’y a pas une idée unique du coach idéal, qu’en est-il des formations ? Pour commencer, il n’existe pas de diplôme reconnu de coach esportif en France. "Personne ne te l’apprend : tu fais des erreurs, et c’est comme ça que tu deviens meilleur", affirme Wily. Pour lui, aucune formation ne peut préparer à ce métier, mais seulement l’expérience et la pratique du jeu. Même les formations sportives qui existent ne seraient pas suffisantes, car l’esport est un domaine mouvant qui nécessite de s’adapter continuellement. Finalement, cela se vérifie pour les trois coachs qui ont partagé leur expérience : Wily est ingénieur, Zaboutine est commentateur et analyste financier et enfin, daemoN un ancien joueur. D’un autre côté on peut constater une demande croissante des « performance coachs » dans les structures esportives. La psychologie du sport se révèle comme une formation qui peut mener à l’esport, pour ce poste en particulier.
Duke "Pour devenir coach, il faut commencer par se faire remarquer. Ça peut se faire soit par des performances compétitives en tant que joueur, soit par la production de contenu technique (vidéos, articles, cast...) susceptibles de servir de CV. Il faut ensuite sonner à la bonne porte jusqu'à avoir une première opportunité et essayer d'aller de l'avant, malgré les inévitables déconvenues dans les plus petites équipes."
Les organisations elles-mêmes ne parviennent pas à trouver un modèle unique. Elles ont toutes une configuration différente en fonction des besoins et du profil des coachs recrutés. Cette configuration est amenée à changer dès qu’un paramètre est modifié, que ce soit la méta du jeu, l’arrivée d’un remplaçant ou encore le format d’une saison. Il y a encore beaucoup de chemin à faire avant de se rapprocher des fondations solides du sport traditionnel via un système fédéral et des diplômes reconnus. En définitive, l’esport est-il même taillé pour suivre le même chemin ? La question est ouverte.
Quoiqu’il en soit, force est de constater que le métier de coach a grandement évolué depuis ses débuts. Wily, qui se souvient encore des années 2000, peut en témoigner. "Quand j’étais coach, je faisais ça sur mon temps libre, tous les soirs et les week-ends, mais je travaillais à côté." Ces années d’engagement dans l’esport en tant que bénévole l’ont usé et il ne souhaite plus aujourd’hui reprendre cette activité.
Pour autant, les contraintes liées au métier semblent être moins fortes qu'auparavant, notamment la précarité des revenus : "être coach, c’est un engagement qui demande du travail et des sacrifices… mais aujourd’hui, il y a une contrepartie financière qui permet de continuer". S’il n’y a pas de salaire médian, les revenus des coachs ont heureusement augmenté au même rythme que ceux des joueurs professionnels. À défaut d’être statutaire, le métier de coach esportif en 2018 est indéniablement sur la voie de la reconnaissance. De grands noms émergent, deviennent iconiques d’une génération et les heureux élus n’ont aucune raison de rougir d’un choix de carrière aujourd’hui reconnu à bien des égards par le monde de l’entreprise, de la société et des médias.