C'est dans des bureaux discrets, pas loin de la Bibliothèque François Mitterrand, à Paris, que la magie opère depuis désormais presque six ans. Durant cette période, plus de 500 personnes se sont succédées au sein du studio d'animation français Fortiche — et ce juste pour réaliser la première saison d'Arcane. Avec leur logo à la Hot Wheels, les forticheurs ont commencé leur aventure en 2009, rassemblant une poignée de spécialistes de l'animation afin de réaliser des clips publicitaires, puis des clips musicaux. Freak Kitchen, Coldplay, Gorillaz — au fil des années, le studio français a acquis de nombreuses références outre Atlantique, grossissant au passage ses effectifs, avant de se tourner vers un autre monde : celui du jeu vidéo. Pour Ubisoft, Volition Studios ou encore Carbine Studios (les papas de Wild Star), Fortiche a donné naissance à de nombreux clips et trailers qui ne sont pas passés inaperçus, puisqu'ils ont justement attiré l'intérêt de Riot Games.
Une rencontre qui ne date pas d'hier...
En 2013, le studio californien confie ainsi la réalisation du clip "Get Jinxed" aux forticheurs — et c'est là le début d'une belle histoire, qui s'est poursuivie l'année suivante avec Warriors, puis en 2018, avec Rise. Pourtant, ceci n'est alors que le sommet de l'iceberg, car à force de partenariats réussis, une idée et envie naît chez Riot Games. "Ca s'est un peu déroulé comme ça : on regardait ce qu'on avait devant nous, c'est-à-dire cet incroyable studio Fortiche, et puis la possibilité d'avoir ces personnages dont tant de gens aimeraient voir davantage," raconte Christian Linke, producteur exécutif de la série, "Ils veulent en savoir plus sur leurs histoires. La qualité de la musique que nous avons diffusée, les voix-off que nous avons réalisées... et on a a commencé à se demander : "Est-ce qu'on pourrait pas combiner toutes ces choses en quelque chose de plus grand ?"
En fait, c'est plus ou moins le fait d'avoir travaillé avec Fortiche qui a donné à Christian Linke l'idée d'Arcane. Et ainsi, en 2015, dans le plus grand des secrets, Riot Games donne naissance à une des collaborations les plus ambitieuses des mondes du jeu vidéo et de l'animation réunis et Fortiche débute la création d'Arcane. Au début de la chaîne de production, le studio californien fournit le scénario et — fort de son expérience en la matière — s'attache à trouver les voix qui doubleront les personnages. De même, il insuffle une imagerie, un design, que Fortiche interprète et se réapproprie, puis anime, afin de donner naissance à une œuvre unique, résultat de l'alliance entre leurs deux univers.
Car Arcane n'est pas un produit commandé et livré, duquel on aurait arraché l'âme : c'est une réalisation qui mêle les inspirations, et pour laquelle le studio Fortiche a eu presque carte blanche. "Lorsque vous concevez un univers de jeu dans un autre monde, l'histoire est tout simplement différente. Ce à quoi nous avons dû faire attention, c'est de savoir quelles sont les choses auxquelles notre public tient vraiment et que nous devons respecter. Il s'agissait plus des personnages que de toute autre chose," [...] explique Christian Linke, "Nous avons certainement dû modeler un peu les choses pour pouvoir construire une histoire vraie et cela affecte également le monde autour des personnages."
Bien sûr, il fallait aussi répondre aux attentes de la communauté, qui connaît bien la plupart des personnages d'Arcane. Jinx ne pouvait être autre chose que cette jeune fille torturée, aussi bruyante qu'explosive, dont la folie valse avec le chaos, mais comment pouvait-elle le devenir ? Et surtout, pourquoi ? Ce sont ces questions qui ont motivé les forticheurs pendant des années, mais leur travail n'a pas uniquement cherché à restituer l'univers de League of Legends ou le monde de Runeterra, puisqu'ils ont cherché à insuffler leur propre énergie et leur propre style.
"Pour nous, l'animation est un medium, pas un genre," précise Arnaud Delord "On est là pour donner un supplément artistique [et] garder ce côté un peu peint, un peu lâché." Le directeur créatif de Fortiche, grand fan de comics et de l'univers Marvel, raconte comment il a toujours posé un regard interrogateur sur les productions des studios Pixar qui réalisaient des animations absolument parfaites, au pixel près, en se demandant pourquoi les dessins préliminaires semblaient plus beaux que la réalisation finale. "On veut que chaque image soit un concept art", conclut-il, et c'est précisément cette devise qui engendre ce qu'ils appellent le "style Fortiche".
La touche Fortiche
C'est un savant mélange de 2D et de 3D fortement inspiré par de nombreux univers graphiques de la pop culture, que ce soit le cinéma, la peinture, ou même la photographie, dans lequel le travail à la main prend une ampleur considérable. Quoique les personnages soient bien sûr animés via des logiciels d'une complexité affolante, Fortiche ne fait pas appel à des mockups, c'est-à-dire à des modèles ou des répliques d'animation utilisés par tous. Bien au contraire, le studio français réalise tout lui-même : des environnements aux accessoires, en passant par les squelettes des personnages — tout est minutieusement dessiné, intégré puis animé afin de donner naissance à une série qui, on peut le dire, frise plus avec l'œuvre d'art qu'avec la simple animation.
Pourquoi ? Parce que les forticheurs ne se sont pas contentés de reproduire Runeterra, ils ont cherché à lui donner vie, en l'imprégnant de références et d'inspirations du monde réel. En témoignent ces quelques scènes, prises des trois premiers épisodes de la saison 1, qui rendent clairement hommage à des clichés réalisés par le célèbre photographe américain Gordon Parks.
Mais là où cette touche est la plus visible, c'est sans aucun doute dans les images de Piltover, la ville du Progrès, foyer de Jayce et d'Heimerdinger. Impossible de dissimuler à quel point Fortiche s'est inspiré des architectures parisienne et londonienne de la fin du 18e et du début du 19e, tant l'imagerie saute immédiatement aux yeux. Une bonne dose d'art déco, associé à un bâtis haussmannien aux toits et aux fenêtres si typiques — le tout saupoudré des éléments steampunk qui l'intègrent à Runeterra : à ce niveau là, ça ne fait presque aucun doute — Piltover, dans Arcane, c'est une sorte de Montmartre runeterrien.
La meilleure adaptation du monde du jeu vidéo ?
Grâce à Riot Games France, nous avons eu la chance et l'immense honneur de visionner les trois premiers épisodes d'Arcane avant de visiter les studios d'animation Fortiche et, bien que nous soyons évidemment biaisés par notre amour pour League of Legends, on demeure profondément bouleversés par cette avant-première. Parce que, en toute subjectivité, mais en toute honnêteté, Arcane est sans aucun doute possible la meilleure adaptation de jeu vidéo de l'histoire, à ce jour.
Bien sûr, après Mortal Kombat, le film World of Warcraft, la série The Witcher, ou encore la série d'animation DOTA : Dragon's Blood, la barre n'était pas placée bien haut — mais Arcane pulvérise toutes ces œuvres, et sans aucune concession. Accessible et compréhensible, même pour les non-initiés, la série de Fortiche parvient à donner vie à un univers complexe et, disons-le, chaotique que Riot Games eux-mêmes ne semblent parfois pas comprendre. Forte de ces milliers d'inspirations qui viennent construire une réalité alternative, la série nous embarque dans un Piltover incroyable, nous faisant rencontrer tous les champions qu'on connaissait déjà comme si nous les découvrions pour la première fois — et ce simple fait a suffi à conquérir nos cœurs.
La relation entre une Jinx semblable à Harley Quinn et sa sœur de sang punk, la flamboyante Vi ; l'amitié naissante entre Jayce et Viktor ; la fracture entre Piltover & Zaun — Arcane est un petit bijou, qui dépasse très largement la simple animation. C'est un conte pour adulte, une histoire venue du cœur destinée à tous les fans de League of Legends, et on met notre main à couper qu'elle grimpera bien vite dans le box office, pour devenir LA référence non seulement en matière de série d'animation, mais surtout en termes d'adaptation de jeu vidéo.
Car il s'agit là autant d'un travail d'artiste que d'artisan. Cette série combine avec brio le monde de Runeterra et les univers personnels graphiques de chacun des dessinateurs, designers et animateurs qui lui ont donné vie. C'est un petit chef d'œuvre et, si vous n'avez pas encore eu le temps ou l'envie de vous y plonger, précipitez-vous sur Netflix : vous ne le regretterez pas.