Traditionnellement — et quoique ce ne soit pas tout à fait exact — on dit souvent que les MOBAs, pour Multiplayer Online Battle Arena, ou Arène de bataille multijoueur en ligne, sont nés sur Warcraft III. Disons que, si l'invention ne vient pas de là, tout du moins c'est sur ce jeu de stratégie en temps réel que la popularité de ce genre a fleuri. Développé par Blizzard en 2002, il a été le berceau d'un nombre incalculable de modes de jeu personnalisés créés par les utilisateurs grâce à l'éditeur de carte — modes de jeu qui sont presque devenus plus populaires que le jeu lui-même. Legion TD, Azeroth Wars, Pudge Wars, Troll and Elves, et par dessus tout, DotA, pour Defense of the Ancients.
Alors, y a eu plusieurs itérations de ce mode de jeu, mais la plus connue — DotA Allstars — a été développée en 2005, par Guinsoo et IceFrog. Et, si ces deux noms vous disent quelque chose, c'est parce que Guinsoo a rejoint Riot Games pour travailler sur League of Legends, tandis qu'IceFrog a été débauché par Valve pour devenir le développeur en chef de DotA 2.
À cette époque, les MOBAs avaient le vent en poupe. C'était le genre du moment, tout le monde ne jouait qu'à ça, et on a eu le droit à plusieurs concurrents directs comme Heroes of Newerth, ou Heroes of the Storm, mais globalement ce que j'appellerais la guerre des MOBAs a été très largement remportée par LoL — et un peu par DotA 2.
D'abord en termes de popularité, puisque ce sont aujourd'hui les deux MOBAs PC les plus joués au monde, ensuite en termes d'image et de symbole, car personne ne peut nier que League of Legends est devenu le porte-étendard de l'esport ; tandis que The International, les championnats du monde de DotA 2 restent la compétition possédant le prize pool le plus élevé de l'écosystème, avec plus de 34 millions de dollars en jeu lors de la précédente édition.
Contrairement à un Heroes of the Storm qui s'est fendu d'un aveu d'échec en abandonnant sa scène esport, ces deux licences se sont pérennisées précisément grâce à la compétition. Et c'est ça, justement, qui me fait dire que LoL et DotA 2 ont gagné la guerre des MOBAs. Enfin, la guerre : la première bataille disons.
Parce que s'il ne fait aucun doute que LoL et DotA2 dominent les PCs, que la question est vite résolue, du côté du mobile la bagarre fait rage.
La guerre des MOBAs – Épisode 2 : l'attaque du mobile
Si l'Asie ou l'Océanie se passionnent depuis longtemps pour des MOBAs sur mobiles comme Arena of Valor, qui enregistre tout de même plus de 10 millions de joueurs par mois, en Europe ou en Amérique du Nord, la notion même d'un MOBA sur mobile a eu énormément de mal à s'enraciner.
Et c'est normal ! Pour beaucoup c'est comme nager le crawl avec des gants de boxe. Et c'est vrai qu'on à l'impression de manquer de précision, que la manette ou les contrôles tactiles, bien qu'assez intuitifs, ne permettent pas la même finesse qu'un clavier et une souris.
Et puis, le mobile est encore considéré comme un sous-écosystème de la honte, parce qu'il est toujours truffé de gachas et d'autres systèmes de monétisation basées sur la frustration. Du coup, les premiers MOBAs sortis sur Android ou iOS n'ont jamais vraiment fonctionné en Occident — parce qu'on ne les a jamais pris au sérieux, et qu'on les a toujours perçus comme des passe-temps lors de nos trajets quotidiens, ou au moment d'aller sur le trône.
Sauf que les échecs n'arrêtent pas le mobile, bien au contraire, parce que c'est un espace très jeune qui ne demande justement qu'à être conquis. Et, au fil des dernières années, il a été envahi par une dizaine voire une centaine de MOBAs aux succès variés. Évidemment, face à la naissance d'un nouvel espace se développant en parallèle de l'écosystème PC, les ténors du MOBA que sont Riot Games ne sont pas restés inactifs, et ils nous ont sortis Wild Rift, l'adaptation — ou plutôt la réinvention de League of Legends, mais sur mobile.
Et, force est de constater que le studio a réussi à nous sortir un MOBA qui dodge la plupart des points négatifs du jeu mobile. Le système économique est bien pensé, la monétisation n'est pas envahissante, et surtout… les contrôles sont franchement réussis. Face à Arena of Valor, Vainglory, ou encore Brawl Stars — pour ne citer qu'eux — Riot a réussi à se glisser dans l'écosystème, séduisant au passage un peu plus de 4 millions de joueurs.
Et s'il est difficile de véritablement mesurer le succès du titre, on peut tout du moins affirmer qu'il ne s'agit pas d'un flop.
Top de l'été ou flop de la rentrée ?
C'est dans ce paysage extrêmement volatile, où des dizaines de titres se bagarrent, que Nintendo, the Pokémon Company et Tencent ont décidé d'installer Pokémon Unite, le tout premier MOBA de la franchise Pokémon développé par TiMi Studio.
Et leur move est loin d'être absurde. Déjà, les MOBAs PC, c'est bouché. Pire encore, c'est un radeau de la méduse. Ensuite, outre le côté familial, l'argument de vente n°1 de Nintendo a toujours été la mobilité. Et puis, Pokémon c'est quand même un jeu de combats d'animaux glorifié où tu incarnes un dresseur qui en affronte d'autres pour accéder à la LIGUE. Du coup le fait de donner naissance à un MOBA sur mobile, c'était une évidence.
Alors, vous allez me dire, il n'est pas encore sorti sur Android et IOS, mais uniquement sur Nintendo Switch. Et c'est vrai. Mais si vous avez déjà lancé le jeu, alors vous comprenez très bien de quoi je parle. Parce que quelle que soit la plateforme ou les contrôles, il s'agit de toute évidence d'un jeu pensé pour le mobile.
Le gameplay est unique, puisque dans Pokémon Unite, contrairement à Wild Rift ou LoL, il n'y a aucun Nexus à détruire, et juste des points à marquer. Ca permet des parties courtes, limitées dans le temps, ce qui veut dire qu'on s'affranchit de l'incertitude qu'on a lorsqu'on lance une game de LoL ou de Wild Rift. On sait que, dans dix minutes, quoiqu'il arrive, c'est fini.
Le problème, c'est que cette rapidité de jeu est aussi une grande faiblesse, parce que tout va plus vite. Y a pas de golds, ni d'objets à acheter en jeu, la seule chose que vous accumuler au cours d'une partie c'est de l'expérience pour monter de niveau. Et du coup les effets de snowball sont presque incontrôlables, en témoignent souvent les deux dernières minutes de la partie durant lesquelles les points sont doublés.
Après, soyons honnêtes, le jeu vient tout juste de sortir, et on ne peut pas lui reprocher d'avoir encore besoin de quelques équilibrages. Et puis, bon, ça m'arrache la gueule de le dire mais, c'est pas un mauvais jeu. C'est fun, c'est léger, sans prise de tête, tout en restant suffisamment skillé pour être compétitif ; il y a un vrai engouement, une communauté florissante, on peut déjà jouer en file classée — bref, que ce soit sur mobile ou sur Switch, Pokémon Unite appelle effectivement une scène esport. Sauf que ce joli rêve risque de mourir bien vite dans l'oeuf.
D'abord, il ne peut pas y avoir d'esport sur un jeu qui n'est pas 100% juste, et qui place tous les joueurs sur un pied d'égalité, qu'ils aient mis la main au porte monnaie ou non. Or Pokémon Unite, s'il n'est pas un Pay 2 Win, est de toute évidence un Pay 2 Fast.
En effet, avant de commencer une partie, vous pouvez équiper un objet de combat, qui ressemble plus ou moins à un Sort d'Invocateur de League of Legends, ainsi que trois objets tenus, qui vous octroient des statistiques supplémentaires ainsi que des effets passifs. Ces objets tenus peuvent être améliorés et monter de niveau grâce à des consommables appelés Item Enhancers, qu'on obtient via des quêtes, le battle pass ou tout simplement en les achetant.
Bref, si vous craquez 200 balles dans le jeu pour maxer tous vos items et que vous débarquez en ranked, vous allez rouler sur tout ce qui bouge, ou tout du moins sur tous les autres joueurs free to play. Pas ouf pour une scène esport.
Cela dit, quand on y réfléchit, c'est comparable à des jeux de cartes comme Hearthstone et Magic, où le fait d'acheter des boosters pour obtenir certaines cartes plus rares ou plus puissantes permet d'avoir un certain avantage, du moins au début de votre climb. Le fait d'être un pay2fast n'empêche pas vraiment l'esport, parce que lorsqu'on arrive au sommet du ladder, là où le vrai esport a lieu, tous les joueurs sont sur un pied d'égalité.
Et puis, de toute façon, Nintendo a pas spécialement la réputation d'aimer ça, l'esport... sauf sur Pokémon. C'est bien le seul titre de leur licence sur lequel ils acceptent d'organiser des compétitions sérieusement — du coup ce ne serait pas si fou que ça de les voir enfanter une scène esport pour Pokémon Unite. D'autant qu'il s'agit d'un MOBA, et pas d'un jeu de baston contrairement à Smash, ce qui colle infiniment plus à leur image de studio familial.
Vous comprenez, c'est des Pokémons, ça va, ils ont le droit de se mettre sur la gueule.
De toute manière, si Nintendo ne se jette pas à l'eau, d'autres le feront à leur place, et on peut être certains que des tournois amateurs fleuriront bien vite un peu partout. Cela dit, avant d'en arriver là, avant même que la question ne se pose, Pokémon Unite va être confronté à un défi immédiat bien plus important que le développement d'une scène esport : éviter le flop, en n'espérant ne pas succomber à ce que j'appellerais l'effet Fall Guys.
Face à une hype explosive qui fait du jeu une tendance pour beaucoup, est-ce que les développeurs seront capables de répondre aux attentes de la communauté avant qu'elle ne se lasse ou ne succombe à une autre mode ? Et ce d'autant plus dans un univers aussi volatile que celui du jeu mobile ?
En fait, plutôt que de savoir si Pokémon Unite a de l'avenir dans l'esport, est-ce qu'il ne faudrait pas se demander si le jeu à de l'avenir … tout court ?