À l’heure où l’esport se démocratise de plus en plus aux yeux du grand public, tout en se mettant en place de manière interne, la question de son affiliation au sport traditionnel reste grande. Mais qu’il soit un sport ou non n’a finalement que peu d’importance ici, ce qui nous intéresse par-dessus tout étant son fort rapprochement sur certains points. En matière de compétitions esportives, par exemple, si les organisateurs de tournois ont longtemps dicté les règles du jeu en s’emparant des titres pour en faire un spectacle — les éditeurs eux, créateurs originels des supports pour la pratique de ces esports, ne se sont mis que bien plus tard à gérer leurs propres compétitions —, il semblerait que la donne s’inverse et continue de le faire pour encore très longtemps.
Agissant désormais (dans la forme plus que dans le fond pour l'heure) comme une fédération, la section esport d’Ubisoft dévoilait en début d’année sa volonté de gérer son propre circuit professionnel, de A à Z. La régionalisation était née. Pour faire simple, avec le cas de l’Europe par exemple, le studio de développement d’origine bretonne a mis sur pattes un cheminement très inspiré de celui du football, après avoir pris le soin de se détacher de l’ESL qui gérait quasiment tout jusqu’ici. Ce qui a donné : une première division française, la R6FL, à l’image de la Ligue 1 ; suivie d’une Challenger League, sorte d’Europa League ; dont les meilleurs pourraient se hisser en European League, grossièrement similaire à une Ligue des Champions.
Un microcosme très ouvert, dans le vent contraire des ligues franchisées florissantes dans le sport électronique ces dernières années (Overwatch League, CoD League, Ligues régionales de League of Legends), ressemblant donc sur de nombreux points à la structuration compétitive du monde du ballon rond. Et qui devrait franchir un nouveau cap maintenant, avec l’apparition de sélections nationales. Pourquoi cela ? Pour le spectacle, évidemment. Reine et roi de ce qu’on appelle le sport-spectacle, la Coupe du Monde de Football et les Jeux Olympiques sont aujourd’hui ce qui génère le plus d’audience et de passion sportive dans le monde entier.
Nous connaissons tous dans notre entourage, si ce n’est nous-mêmes, des personnes qui n’aiment pas forcément le football, mais qui sont les premières à sortir une écharpe ou à se la jouer grands supporters lorsque l’équipe de France joue un match d’un événement mondial. Forcément, quand on touche compétitivement à des pays et leur sentiment d’unité nationale, plutôt qu’à des clubs internationalisés et endémiques dans le milieu du gaming, cela peut considérablement booster le rayonnement d’un événement.
Ça, Ubisoft semble l’avoir clairement compris. Et c’est sûrement pour cette raison que l’idée de Coupe du Monde des nations s’est traduite, pour finalement s’incruster dans la tête des passionnées de Siege comme un futur événement à la hauteur d’un Six Invitational — l’actuel Championnat du Monde, qui lui rassemble depuis 2017 les meilleures clubs (et non pas pays) de la planète.
Quelles conséquences pour le jeu ?
Ubisoft n’est pas le premier éditeur à lancer une Coupe du Monde pour l’un de ses titres — l’ayant d’ailleurs déjà fait avec la Just Dance World Cup sur son célèbre jeu de danse. Mais c’est tout de même quelque chose de peu répandu à l’heure d’aujourd’hui. Dans ce qu’on appelle « l’esport moderne », on pourrait tout de même évoquer la FIFA eNations Cup, qui avait vu une équipe de France d’eFoot affiliée à la FFF, avec Fabien « Neo » Devide dans la peau du sélectionneur, s’en aller remporter la première édition de cette Coupe du Monde en 2019. De son côté, Riot Games, le papa du populaire et mainstream League of Legends, n’a pas caché son ambition de proposer un spectacle de ce genre à son public. Les préparatifs seraient déjà en cours.
Mais si l’on souhaite voir un FPS qui organise annuellement ce type de spectacle, il faut se tourner vers Overwatch. Depuis 2016, la Overwatch World Cup couronne chaque année la meilleure nation (la Corée du Sud s’est imposée trois fois déjà), et la participation de la France avait fait beaucoup parler. Notamment du côté de… l’Assemblée nationale, par la voix d’un député : Denis Masséglia. Ce dernier s’était mis à féliciter les bleus d’Overwatch pour une quatrième place décrochée en 2017, et qui sait si sans cette performance, le mot Overwatch aurait été placé au beau milieu d’un hémicycle encore frileux quant à la question « du le esport. »
Toucher davantage l’opinion publique, voici déjà l’une des principales retombées qu’un événement comme la Coupe du Monde pourrait apporter à Rainbow Six. Après tout, les masses nationales sont dans la plupart des cas fiers de leurs origines et des vainqueurs de leur pays. Culturellement, on aime la France qui gagne. David Douillet et plus récemment Teddy Riner en Judo, Tony Parker (pour le coup ambassadeur de la R6 Wolrd Cup) pour le Basketball, Pierre Gasly et sa victoire en Grand Prix d’Italie le 6 septembre dernier (première victoire d’un français en F1 depuis 1996) : peu importe la discipline ou l’athlète, tant qu’il place un drapeau tricolore bien haut, alors il fera parler de lui.
Au final, peu importe alors quelle sera la composition de l’équipe de France de Rainbow Six d’ici un an. Ni même la qualité du jeu qu’elle sera capable de produire. Si elle gagne, alors nul doute qu’elle sera évoquée dans la presse traditionnelle, parce qu’elle aura gagné et qu’elle sera française. Ce point est très important. Car autant pour la presse traditionnelle que pour la population française, il serait beaucoup plus facile de parler Coupe du Monde et équipe de France, plutôt que Six Invitational ou structures telles que BDS, Vitality ou Tempra Esports, des noms qui n’appartiennent pas à leur lexique habituel et qu’elles ne comprendraient pas.
Mais si Ubisoft a décidé de promouvoir sa World Cup, c’est potentiellement aussi surtout pour une autre raison, plutôt économique cette fois-ci : satisfaire ses premiers fans, et par conséquent premiers consommateurs. On rembobine : plus que n’importe lequel de ses autres événements jusqu’ici, le Six Invitational a énormément apporté à Rainbow Six Siege. Point culminant du calendrier, il est ce que sont les Worlds à League of Legends, ou le Super Bowl pour le Football américain. S’il rapporte autant, c’est déjà parce qu’il s’agit du rendez-vous qui draine le plus d’audience dans son univers chaque année. Une sorte de certification aussi, attestant d’une légitimité au milieu des autres gros acteurs de l’industrie, qui aurait comme message : « contemplez notre savoir-faire. Nous aussi nous pouvons remplir une salle, produire un show unique, et nous inscrire à la table des grands. Nous avons des moyens. » C’est de cette manière que s’était déroulé le dernier Six Invitational en date, en février dernier, avec au milieu des grandes affiches et des annonces pour le futur du jeu, un point très important : la dotation promise aux participants. Passée de 200.000$ en 2017 à 3 millions de dollars en 2020, cette dernière est un signe incontestable du grossissement annuel de Rainbow Six.
Et s’il y a bien quelque chose qui n’est pas étranger à cette progression, c’est le pouvoir financier de la communauté. Au gré de son développement, Rainbow Six a rapidement emboîté le pas d’autres jeux à vocation compétitive qui proposaient aux joueurs des achats de cosmétiques in-game. Les fameux porte-clefs virtuels, les skins d’armes, ou encore les uniformes pour personnages aux couleurs des écuries : tout cet attirail a permis à Ubi de concentrer une belle petite cagnotte, dont une partie est venue gonfler le cash-prize de l’invitational. Maintenant que nous avons cette donnée bien en tête, et que l’on connaît la capacité d’Ubisoft à produire un événement tel que le Six Invitational, qu’en est-il d’une World Cup ? Cela risque d’être une boucherie, tout simplement.
Hymnes nationaux joués avec un véritable orchestre, équipes titanesques rassemblant les meilleurs esportifs de chaque pays phare, un public parsemé de drapeaux, de l’émotion en pagaille et des bandes-annonces pleines de ferveur : tout y est. Les poils se dresseront à coup sûr. Les achats de cosmétique en jeu avec, voire même pourquoi pas des maillots nationaux aux couleurs de Rainbow Six ? Tout est possible. Et à l’heure où il est difficile pour un supporter de choisir son favori parmi des structures qui n’ont que très rarement un ancrage géographique, ou sociopolitique, soutenir un pays et s’emparer de son merchandising sera beaucoup plus simple. Il est impossible que la Coupe du Monde de Rainbow Six soit vendue par Ubisoft comme une compétition banale. Bien au contraire, il devrait s’agir d’un événement aussi important (peut-être même plus encore) que le Six Invitational, et c’est pour cette raison qu’il s’agit d’une annonce très importante.
Plus spectacle qu’esport ?
Derrière toutes ces promesses d’instants incroyables se cache tout de même un lot d’interrogations. En proposant cet événement basé sur le principe d’esport-spectacle, Ubisoft va devoir bien négocier l’équilibre entre esport et spectacle. Et ne pas privilégier trop l’un par rapport à l’autre, au risque de faire trop de mécontents. En premier lieu à cause de la sélection des sélectionneurs de chaque pays, regroupés en comité. Nommés Team Managers et au nombre de trois, on sait qu’ils seront élus par des chemins bien différents. Prenons le cas de celui qui sera élu directement par Ubisoft, pour commencer. Quels vont-être les critères de sélection ? Le coach le plus titré ? Le personnage le plus aimé de la communauté ? Un influenceur qui n'aurait aucun rapport avec le jeu ? Nul doute que chaque studio Ubisoft fera le meilleur choix possible dans chaque cas, pour le bien du niveau de jeu qui sera proposé pour sa sélection. Mais quand même, cela reste un peu flou.
Même constat du côté du Team Manager qui incarnera le choix de la communauté. Bien qu’indispensables dans le développement de la réputation du jeu auprès du grand public, les influenceurs exercent aujourd’hui un grand pouvoir — parfois bien plus que les acteurs esportifs, joueurs et coachs en premier lieu — et leur confier la responsabilité d’aiguiller la foule vers un nom, ou même carrément devenir des sélectionneurs, pourrait alimenter certains dramas. Après tout, c’est un peu comme si l’on ouvrait le poste de Didier Deschamps à n’importe quel français, sous prétexte que X personnes influentes auraient publiquement annoncé avoir voté pour cette personne. Il n’y a ici aucun critère de qualité ou de légitimité, autre que celui d’être le chouchou d’acteurs qui ne connaissent parfois rien à l’esport, parce qu’ils sont avant toute chose des contents creators ou de simples streamers, issus d’un univers bien différent de celui côtoyé par les professionnels.
Le vote de joueurs et coachs professionnels (devant au préalable évoluer dans un championnat national) pour le troisième Team Manager se montre quant à lui beaucoup plus raisonnable et légitime. Les coachs et joueurs du milieu devraient, en principe, savoir qui serait le plus à même d’intégrer une équipe en respectant des notions de rôles, de caractères, de styles de jeu, et autres composantes d’une expertise certaine. Encore faudra-t-il à ces derniers un certain professionnalisme pour élire la bonne personne, et ne pas faire dans le copinage.
Toujours est-il qu’ensemble, les trois sélectionneurs de chaque équipe nationale engagée devront réunir cinq joueurs. Pas une mince affaire, surtout pour un pays comme la France, où les candidats de qualité sont légion. Même si ce qui pose un réel problème est d’un tout autre niveau, et d’un tout autre domaine. Logistiquement, et à moins qu’Ubi se soit déjà posé sur cette question en s’entourant des clubs professionnels pour prendre des mesures adéquates efficaces, le fait d’incorporer une Coupe du Monde au beau milieu du calendrier des compétitions risque d’être un sacré bazar.
Outre le fait de dépasser la notion de clubisme — dans le football par exemple, certaines rivalités entre joueurs de clubs rivaux se répercutaient au sein de la sélection nationale — il va surtout y avoir un problème de routine d’entraînement. Pour pouvoir se préparer en amont à la World Cup estivale, soit les joueurs sélectionnés devront prendre sur leur temps libre pour partir s’entraîner avec leurs comparses de sélection, et donc avoir moins de temps de repos sur leur saison. Soit ce temps devra être utilisé sur celui habituellement alloué à leur travail au sein du club qui les engage, et dans ce cas ces structures devront être dédommagées.
Autre solution, beaucoup moins attrayante, mais peut être essentielle en attendant de trouver une meilleure alternative (comme par exemple inclure des trêves internationales, avec des stages de sélection et des matchs amicaux, en s'inspirant une fois de plus du sport traditionnel) : les joueurs ne s’entraîneront jamais ensemble à part juste avant l'événement, et dans ce cas là le spectacle le jour J ne sera pas aussi bon en comparaison de si chaque équipe s’était au minimum préparée et avait eu la possibilité de se roder. Voici dans tous les cas l’un des sujets bouillants, si la World Cup venait à être répétée chaque année, qui devra être réglé pour faire avancer la machine.
D’autres problématiques ?
Lors de l’annonce effectuée, une liste de nations directement invitées a été dévoilée. Et parmi ces contrées, l’absence de la Finlande a été plutôt remarquée. Et pour cause : ce bout de terre nordique a produit une part importante de champions et stars de l’histoire de Siege. Quid de Uuno et Kanto chez G2 Esports ? Des anciennes gloires de ce sol jonché de fjords ? Passons-nous d’eux, visiblement, à moins qu’ils parviennent à se qualifier via le chemin conventionnel. L’inclusion du Mexique en tout cas, à la place d’un pays historique comme la Finlande, est pour sa part également controversée.
Mais passons, puisqu’au fond ces détails n’ont que finalement très peu d’importance face au principal chantier qui attend autant l’organisateur que le reste du monde : la question de l’épidémie de la Covid. Quand et comment l’arrêter ? Il est aujourd’hui impossible de le prévoir, et ce n’est pas un hasard si Ubisoft a d’ores et déjà annoncé l’annulation physique du rassemblement du Major de novembre prochain. Il sera donc disputé en ligne et découpé par région, comme ce fut le cas pour son cousin d’aout remporté par nos Français de BDS.
Face à cette interrogation, difficile pour Ubisoft de valider une date et un lieu d’organisation pour sa Coupe du Monde. De source officieuse, le Brésil aurait été évoqué comme pays hôte. Face à la mauvaise gestion politique et sanitaire de ce pays à propos de la crise, cette piste a rapidement dû partir en fumée. Logique. Et on s’en doute, mais si cette Coupe du Monde devait se jouer en online parce que l’été prochain rimerait avec masques et confinement, alors elle n’aurait pas le même goût qu’un grand rassemblement festif en mondovision. Reste la solution de LAN sans public, mais là encore : quel intérêt ? C’est donc contre le temps qu’Ubisoft et son projet se battent surtout, et contre un virus tout entier. Et ça, rien ne peut y remédier pour l’heure.
En traduisant à la réalité un tel événement qu’est une Coupe du Monde, Ubisoft montre que ses ambitions de se placer comme un grand du sport électronique sont grandes. Très grandes. Bien qu’il faudra faire attention à ne pas se rater et proposer quelque chose d’abouti. Après la remodélisation de son circuit professionnel en début d’année, la firme souhaite faire étalage de son savoir-faire et prouver que son spectacle vaut le détour. Il lui faudra donc d’ici là le rendre encore plus lisible et appréciable possible, visuellement parlant. Quant à la France : a-t-elle une chance de s’imposer ? Clairement, si les bons choix sont réalisés. Et si l’on en vient à faire parler un peu plus de Rainbow Six Siege dans le monde, et pourquoi pas chez nos politiciens ou notre culture française, alors ce sera une bonne chose. L’esport avance petit à petit, par l’intermédiaire d'événements de cette ampleur, et il n’y a donc pas de petites avancées. Seulement des avancées tout court.
Photos : Ubisoft