La démocratisation de Rainbow Six Siege ne cesse de devenir palpable, et les annonces réalisées durant le Six Invitational laissent à penser que le jeu pourra dans un futur plus ou moins proche s’inscrire dans le cercle très fermé des titres les plus influents de l’esport.
L’étendre culturellement aux quatre coins de la planète, installer un système économique sain pour tous ses acteurs, et structurer davantage le circuit professionnel : voici les enjeux des équipes d’Ubisoft, dont Jeremy Somville fait partie. Il raconte.
On a eu jusqu’ici du mal à comprendre la stratégie visée par Rainbow Six concernant son esport et sa structuration. À quoi le futur écosystème - comprenant les clubs, les joueurs, les organisateurs et l’éditeur - va-t-il ressembler ?
Jeremy Somville : Le Pilot Program va évoluer. Il ne va d’ailleurs plus s’appeler Pilot Program, parce qu’un pilote, dans une série par exemple, c’est l’épisode 0 qui te sert à faire des tests pour voir si ça va marcher. Maintenant, ça va s’appeler Phase 3. Ce sera l’évolution de notre Pilot Program. On a appris pas mal de choses durant les deux premières phases, et ce sera vraiment la représentation de ce qu’est la vision pour Ubisoft d’un écosystème viable. Et quand je dis viable, c’est aussi bien pour les équipes, que pour les joueurs, les partenaires, ou Ubisoft. C’est vraiment pour tout le monde.
Quelles en seront les principales évolutions ?
J.S : Premièrement : le nombre d’équipes. Actuellement, il y a 14 équipes partenaires dans notre programme. L’année prochaine, il y en aura 44. À partir du moment où tu seras dans la meilleure ligue de ta région, tu seras automatiquement dans le programme Phase 3. Ensuite, là où on s’engageait avant sur une année, on passera désormais à 4 ans. Donc si tu n’es pas relégué, que tu ne perds pas ta place esportivement dans la ligue principale de ta région, tu es sûr d’être pendant 4 ans dans le revenue sharing de notre programme.
Que se passera-t-il pour une équipe qui sera reléguée ?
J.S : Elle perdra son slot et l’équipe qui sera promue récupèrera le slot.
Le partage des revenus sera-t-il le même pour tout le monde ?
J.S : Aujourd’hui, dans notre esport, on a des équipes extrêmement différentes. On a des G2, Fnatic ou TSM qui sont des gros mastodontes, présents sur plein d’autres jeux, mais on a aussi des organisations qui sont plus émergentes. Et nous sommes obligés d’adapter notre programme à ces équipes-là. On ne peut pas leur demander les mêmes choses, et du coup on ne va pas leur donner le même niveau de revenus.
Comment les départager dans ce cas ?
J.S : C’est pour ça qu’on aura un système de tiers. Avec un tier 1 à 10 équipes, un tier 2 à 15 équipes, et le reste dans le tier 3. Et en fonction du tier dans lequel tu te trouveras, tu auras un certain niveau de partages de revenus, avec des responsabilités en adéquation avec ce niveau de tiers.
Par exemple, pour être dans le tier 1, il faudra que l’équipe ait un historique avec Rainbow Six. Il lui faudra au moins 12 mois d’ancienneté à niveau professionnel sur Rainbow. Ensuite il faudra que ce soit une équipe qui alloue un certain nombre de personnes dans son staff pour aider les joueurs : des analystes, des coachs, des psychologues… Des infrastructures aussi, comme des gaming houses ou des endroits où elles vont pouvoir s’entraîner. On va leur demander également de faire des efforts de communication pour promouvoir leur équipe Rainbow Six et leurs matchs. Donc forcément plus tu seras dans un tier élevé, plus tu auras de revenus, mais aussi de critères à remplir.
Avez-vous déjà échangé avec les structures concernant ce système ? Quels ont été leurs premiers retours ?
J.S : Elles sont très contentes. Aussi bien sur le format compétitif, que sur le programme Phase 3. On a d’abord créé notre programme, et ensuite on l’a partagé dans un premier temps aux équipes, mais aussi aux joueurs. On a pris en compte leur feedback. Globalement il y a eu peu de modifications, parce qu’elles étaient assez contentes avec la plupart des choses. Et après on a fait des petits ajustements, pour répondre à leurs demandes.
On parle d’organisations qui sont sur des titres majeurs de l’esport, comme League of Legends ou CS:GO, et qui ont directement accroché à votre démarche ?
J.S : Complètement ! On a eu des discussions très constructives, parce qu’elles ont justement eu l’impression que c’est un tournant pour l’esport de Rainbow Six. On arrive définitivement dans la cour des grands. Quand on a fait ce workshop avec eux, on nous a dit : « là vous êtes en train de vous structurer comme les League of Legends et autres tops jeux de l’esport ». On l’a évidemment pris comme un bon compliment, parce que ça nous montre qu’on va dans la bonne direction et qu’on fait vraiment quelque chose de bien.
On parle de LoL, mais contrairement à Riot Games vous allez conserver un écosystème ouvert pour vos ligues majeures. On est donc bien d’accord que tout ce qui est ligue franchisée, avec des championnats fermés et des entrées payantes, c’est à oublier ?
J.S : Il y des esports qui ont ces ligues franchisées, et d’autres comme DotA, par exemple, qui n’en ont pas. Nous on est toujours dans une approche itérative, étape par étape. Là, on annonce notre programme pour 4 ans, on est concentré sur ce programme, sur ce qu’on a annoncé, pour réaliser ce qu’il y a sur le papier. Donc pour l’instant il n’est pas question de ligue franchisée, non.
On sait que les pays asiatiques et plus particulièrement la Chine sont un de vos plus gros objectifs affirmés. Où en est-on avec cette partie du marché de l’esport ?
J.S : La version chinoise du jeu est toujours en cours de développement, avec Tencent qui est notre partenaire sur ce développement. On n’a pas encore de dates précises à annoncer. On travaille activement avec eux, parce que c’est une scène très importante. On a hâte et on adaptera notre programme esportif en conséquence une fois que le jeu sera sorti.
On voit de nouveaux serveurs implantés en Afrique du Sud, des pays comme l’Inde introduits dans la région APAC, et des aménagements réalisés pour faciliter l’accès au niveau professionnel à des équipes d’Amérique du Sud. D’ici combien de temps pourra-t-on avoir un esport Rainbow Six totalement mondial ?
JS. : Notre régionalisation est une étape pour ça. Pour l’Asie du Sud, on a commencé à faire des compétitions pour l’Inde et le Pakistan et ensuite on les a reliés à l’APAC. En Amérique latine, avant il n’y avait que le Brésil qui avait « sa » Pro League, mais à partir de l’année prochaine il y aura trois divisions en LATAM, toutes qualificatives pour le Major, comprenant le Mexique et le reste des équipes de l’Amérique du Sud. On a aussi le Canada, qui sera séparé des États-Unis. pour la région NA. En Afrique, les serveurs viennent de s’ouvrir, on va attendre de voir les réactions de la communauté, et si cela prend, on ne s’interdira pas de les introduire dans notre circuit professionnel.
Ce qui est à noter avec notre programme, c’est qu’on pourra rajouter de nouveaux marchés sans aucun problème. C’est très flexible. La seule chose qui ne changera pas, c’est qu’il y aura toujours 4 équipes par région (N.D.L.R EU / NA / LATAM / APAC ) pour aller aux Majors.
Plus loin que la régionalisation, vous entreprenez la démarche de la nationalisation, avec des ligues locales récemment implémentées comme la Rainbow Six French League. Ces ligues vont-elles faire office de tremplin vers les ligues régionales et le très haut niveau professionnel ?
J.S : Très bonne transition, parce que ça fera partie de notre régionalisation. Je ne peux pas encore te dire comment, parce qu’on a déjà fait énormément d’annonces et qu’on garde quelques surprises (rires). Mais oui, à partir de juin, les championnats nationaux seront reliés directement aux championnats internationaux. On prend l’exemple de la France : une équipe qui n’est pas encore en ligue principale européenne et qui performe dans la French League aura un lien vers la ligue principale européenne.
Plus de Challenger League donc. Et qu’en est-il des équipes déjà au top ? Auront-elles un intérêt à participer aux ligues nationales ?
J.S : Les championnats nationaux c’est quelque chose dont on a parlé avec eux en leur disant que c’est très intéressant pour eux de participer à ces compétitions. Parce que ça leur permet d’être en lien avec leur communauté locale. Quand on parlait avec Vitality ou Giants (N.D.L.R Rogue aujourd’hui), ils étaient extrêmement contents d’être à la Paris Games Week et de pouvoir passer du temps avec leurs fans, leur communauté, signer des autographes… Il n’y a pas beaucoup d’événements à part la PGW qui le permettent.
La seule chose, c’est que si une équipe de cette ampleur participe, il faut que toutes les autres équipes participent. Si toi tu es en Pro League et que tu choisis de ne pas participer à un championnat national, tu vas avoir plus de temps pour t’entraîner contre d’autres équipes, tu ne vas pas forcément montrer tes strats, donc c’est pour ça qu’on obligera - dans le Phase 3 - aux équipes qui sont éligibles de participer à un championnat national.
Vous auriez pu aussi vous servir des championnats nationaux pour faire concourir des formations académiques d’équipes de ligue principale, comme c’est le cas sur un League of Legends avec Vitality et Vitality.Bee, non ?
J.S : Pour l’instant ce n’est pas ce qui est prévu. On pense vraiment que c’est dans l’intérêt des orgs, comme Vitality par exemple, d’avoir leur meilleure équipe qui participe au championnat national. Comme je te disais, on en parlait encore avec Biboo (N.D.L.R un joueur de Vitality) pas plus tard qu’hier, et il me disait que c’est le seul endroit où tu peux voir autant de personnes de ta communauté et jouer devant ton public. Sinon il faudrait attendre qu’il y ait un Major à Paris pour le faire…
En parlant des spectateurs : quelle est votre stratégie pour rendre l’esport de Rainbow Six et sa profondeur plus lisible ?
J.S : Il y a le nouveau HUD pour le mode spectateur. C’est une des premières étapes, on fait beaucoup d'efforts sur ce côté-là. On en a d’ailleurs discuté aussi bien avec des gens qui sont dans l’écosystème de Rainbow depuis longtemps, que d’autres personnes, comme l’un des gérants de Fnatic, cArn. Il vient de Counter-Strike et il comprend mieux ce qu’il se passe grâce aux améliorations qu’on a apporté, comme par exemple savoir le nombre de grenades restant dans les poches d’un joueur.
Et pour le côté extérieur au jeu en lui-même ? Comme le storytelling, ou du contenu pédagogique concernant la manière d’approcher compétitivement Rainbow Six ?
J.S : L’avantage aussi de la régionalisation, c’est que non seulement chaque région va être responsable de la structure de son format, mais aussi de la communication et du contenu qui sera créé. Pour moi, par exemple, qui m’occupe plus de l’Europe et de l’Asie, ça fait partie des choses qu’on a en tête, qu’on veut développer. Je ne sais pas encore quelle forme ça aura exactement, mais ça passera par faire en sorte de donner du contenu Rainbow esportif aussi bien aux fans qui vont vouloir absolument tout regarder, que des gens qui ne vont suivre qu’une équipe, ou une finale d’un événement. Donc on est en pleine réflexion sur la création de ce contenu.
As-tu suivi la démocratisation de la donnée d’AMA (N.D.L.R l’audience moyenne par minute) ? Est-ce que vous êtes concernés par ce sujet ?
J.S : On n’a rien à annoncer spécialement, mais c’est quelque chose qu’on suit de très près. Pour nous, c’est important que tout le monde puisse communiquer correctement sur les chiffres. Et du coup, c’est hyper important que tout le monde soit raccord. Si tu vas voir des sponsors, des entités qui sont externes à l’esport, c’est mieux de parler d’une seule voix et de faire un peu comme ce qui se passe à la télé. C’est pour ça qu’il y a des discussions entre nous, les autres éditeurs, les organisateurs…
Sans transition aucune : est-ce que le futur arrivant Project A est un concurrent qui vous fait peur ?
J.S : Comme à chaque fois qu’il y a un nouveau jeu à dimension esport qui arrive, on est toujours très curieux. On a suivi leurs annonces, évidemment, comme tout le monde. On attend de voir ce qu’ils vont sortir. Après ce n’est pas une question de peur ou quoi que ce soit. C’est important qu’il y ait plein de jeux dans l’esport. Aujourd’hui on a plein de concurrents, on vit très bien avec eux, et s'il y a un concurrent de plus ce n’est pas pour ça que ça va mal se passer spécialement. On est en plus très respectueux de l’expérience de Riot pour faire des jeux comme League of Legends, donc c’est toujours très intéressant quand un acteur comme ça sort un nouveau jeu à dimension compétitive.
Selon toi, et pour conclure, que manque-t-il à Rainbow Six Siege pour enfin rentrer dans le tier un et y rester ?
J.S : J’espère que c’est ce qu’on vient de développer avec la régionalisation et le programme Phase 3 (rires). Je te disais en intro et c’est marrant de conclure là-dessus : pour nous c’est vraiment un tournant. De tous les retours qu’on a eu des joueurs et des orgs, on a vraiment l’impression d’être dans la bonne direction. Donc j’espère que dans un an on se refera une interview au Six Invitational 2021 et qu’on se dira que finalement on a eu une énorme année, parce que ce nouveau programme a fait en sorte que Rainbow Six ce soit démocratisé. Quand on voit l’évolution de la scène, notamment les audiences de la Pro League sur la première partie de la saison, c’est en nette progression par rapport à la saison d’avant. C’est plein de petits facteurs comme ça qui nous disent que les signaux sont au vert et que c’est le moment de passer un cap.
Crédits photos : Ubisoft