Vous, lecteurs de Millenium, le savez mieux que quiconque, l'eSport (qu'on peut définir rapidement par le jeu vidéo joué en compétition) est une activité en croissance qui est de plus en plus acceptée par la société. Elle comporte même un enjeu économique qui, sans être en rapport avec celui du sport classique, n'en est pas pour autant négligeable.
Cependant, le droit français ne s'est pas encore emparé de la plupart des questions ayant trait au sport électronique. Aujourd'hui, l'eSport n'est pas un sport, et ne dispose pas de règles juridiques propres. Pire, il peut dans certains cas être assimilé à un jeu d'argent et de hasard et constituer de ce fait une pratique illégale. C'est pour ces raisons que les institutions se sont penchées sur le problème et réservent au jeu vidéo des dispositions propres dans le projet de loi pour une République numérique, porté par Axelle Lemaire.
Un point sur la situation actuelle s'impose pour bien apprécier les changements susceptibles de survenir dans l'avenir. Dans cet article, nous essayerons donc de porter un regard juridique sur les problématiques suivantes :
Pourquoi l'eSport n'est-il pas un sport ?
Quelles sont les conséquences de cette absence de statut ?
Quelles solutions ont été choisies par les autres pays ?
De quelle place dispose l'eSport dans le projet de loi ?
Pourquoi l'eSport n'est-il pas un sport ?
Sur le plan légal, il existe trois critères cumulatifs afin de qualifier une activité de sport :
- l'existence de règles ;
- l'organisation de compétitions ;
- la recherche d'une performance physique.
Le critère de l'existence de règle n'est pas difficile à caractériser : la plupart des jeux eSport ont intrinsèquement un corpus de règle permettant de déterminer le gagnant et le perdant. Dans Counter Strike, les terroristes gagnent par exemple s'ils réussissent à faire exploser la bombe ou à tuer tous les joueurs de l'équipe adverse. À défaut de telles règles, les participants peuvent aussi se mettre d'accord sur un objectif à atteindre, par exemple le premier à finir la campagne solo d'un jeu, dans le cadre d'un speed run.
Le critère de l'organisation de compétitions n'a pas besoin de faire l'objet d'un examen approfondi. Les principaux jeux eSport font, par définition, l'objet de compétitions tendant à départager ses participants. Fait hors sujet, mais néanmoins intéressant : si l'on suit ce critère à la lettre, le jogging ou le cyclisme d'appartement pratiqué par tout un chacun le dimanche matin n'est pas, au plan légal, un sport, dans la mesure où il n’implique pas un caractère compétitif.
Le critère de la performance physique est pour sa part beaucoup plus difficile à caractériser par la plupart des jeux vidéo. S'il ne pose parfois aucun problème (Just Dance joué dans un cadre compétitif semble remplir tous les critères et pourrait être reconnu comme un sport) il est beaucoup plus discutable la plupart du temps. On peut toujours arguer qu'un joueur de FPS doit avoir ses sens éveillés et faire preuve de rapidité et de dextérité, ou qu'un joueur de RTS doit avoir une certaine frénésie afin atteindre des sommets d'APM, reste que ces performances physiques font pâle figure en comparaison de celles nécessaires à la pratique de la plupart des sports classiques. Il est à noter cependant qu'il existe des anomalies. Ainsi, les échecs ont été reconnus comme un sport au plan juridique.
Outre ces critères, ce qui différencie le sport est l'eSport, c'est que leurs objets respectifs ne répondent pas aux mêmes règles juridiques.
Là où le sport porte sur une activité libre de droit, l'eSport porte en effet sur un jeu vidéo, qui est un bien commercial doublé d'une œuvre protégée par un droit de propriété intellectuelle. Ainsi, l'éditeur/développeur du jeu dispose d'un monopole sur celui-ci : il a un droit de veto sur la diffusion de compétitions. À ce titre, on peut citer Nintendo, qui a souhaité fut un temps interdire la diffusion de let's play de ses jeux sur YouTube. Si cette démarche est en pratique intenable pour mille et une raisons (ne serait-ce que parce que se priver de la publicité gratuite offerte par un youtuber est rarement profitable, ou parce qu'une telle interdiction est en totale opposition avec la philosophie et les usages actuels des internautes), elle n'en est pas moins juridiquement fondée. À supposer qu'un jeu vidéo atteigne le rang de sport, il est donc difficile d'imaginer qu'une fédération puisse se constituer autour de ce jeu sans l'aval de son éditeur, dont les intérêts seraient distincts de ceux des joueurs et du public. On pourrait par exemple penser qu'un éditeur aurait intérêt à étouffer les compétitions d'un ancien jeu afin d'offrir une meilleure exposition à sa dernière sortie vidéoludique.
L'eSport demeure donc aujourd'hui sans statut et il est illusoire d'espérer un rattachement au sport à l'avenir. Un statut propre, ad hoc, avec des règles juridiques tenant compte des spécificités du jeu vidéo, est un peu plus envisageable, mais non encore atteint.