L'émulation d'un jeu est une pratique popularisée vers le milieu des années 1990 et qui consiste à reproduire sur une machine le comportement d'une autre machine ou d'un logiciel programmé pour un autre type de machine. En général, il s'agira de simuler sur un PC ou un téléphone portable le mode de fonctionnement d'une console de jeu afin de permettre de profiter de sa ludothèque. Les jeux pourront ainsi fonctionner sous forme de ROM, c'est-à-dire de programme, et être lus par l'émulateur. L'intérêt réside donc dans le fait de multiplier les supports permettant de jouer à ses jeux et de ne pas avoir à jongler entre les cartouches ou CD.
Mais dans quelles conditions cette pratique est-elle autorisée par la loi ?
Le jeu vidéo, une œuvre protégée par le droit d'auteur
Ce qu'il faut bien comprendre en premier lieu c'est que le jeu vidéo est un œuvre qui est protégée en tant que telle par le Code de la propriété intellectuelle. Ainsi, il n'est pas possible de reproduire ou de distribuer un jeu vidéo sans le consentement de son auteur ou de son éditeur.
Plus qu'une œuvre, le jeu vidéo est même une œuvre composite : le droit d'auteur protège non seulement le scénario, les personnages, l'univers et la musique du jeu mais aussi ses sprites, ses textures, ses models ainsi que son code source. Diffuser des extraits d'un jeu sur internet est donc susceptible de constituer une contrefaçon, bien qu'aucun éditeur n'ait jamais intenté une action sur ce terrain (ce qui se comprend, cela équivaudrait pour eux à se tirer une balle de magnum dans le pied). Il est à noter que la façon dont l'interface est disposée ainsi que les mécanismes de gameplay en eux-même sont libres de droit. Si un développeur souhaite reproduire à la virgule près la disposition de l'interface, la physique et les caractéristiques des unités de Starcraft et les transposer dans un univers, au hasard, médiéval ; d'un point de vue du droit d'auteur, il le peut (pour tout dire c'est d'un point de vue du droit de la concurrence qu'il y aura éventuellement un problème).
En matière d'émulation, on parle souvent d'« abandonware », terme qui désigne des logiciels ne faisant plus l'objet de commercialisation ou de support et dont l'auteur se désintéresse de manière générale. Il faut garder à l'esprit qu'un jeu en abandonware reste une œuvre et que le fait qu'il ne soit plus disponible dans le commerce ne permet pas pour autant de le distribuer gratuitement : les droits d'auteur portant sur une œuvre perdurent en effet 70 ans après la mort de son auteur, y compris si celui-ci la délaisse. Ce n'est qu'après ces 70 ans que le jeu entre dans le domaine public et qu'il est possible de le distribuer librement. Cependant, du fait du désintérêt des ayants droits, ceux-ci auront tendance à ne pas agir en justice contre les personnes diffusant et téléchargeant leur abandonware.
Légalité de la distribution et de l'utilisation d'une ROM
Commençons par enfoncer des portes ouvertes : les disclaimers présents sur les sites proposant des ROM et qui enjoignent d'effacer celles-ci 24 heures après leur téléchargement n'ont aucune base juridique. En effet, que l'on conserve la ROM 24 heures ou bien que l'on efface celle-ci juste après l'avoir acquise, le simple fait de la télécharger constitue une reproduction d'une œuvre protégée et donc une potentielle contrefaçon.
La reproduction et la mise à disposition d'une œuvre protégée telle qu'un jeu vidéo sans l'autorisation de son auteur constitue incontestablement un acte de contrefaçon. Il est donc clair que les personnes proposant le téléchargement gratuit de ROM sans en posséder les droits sont pénalement responsables.
De plus, on entend souvent que le fait de télécharger une ROM lorsqu'on possède le jeu original ne constitue pas une contrefaçon, du fait de l'exception de copie privée qui autorise le détenteur d'une œuvre à la copier pour son usage privé, la ROM constituant ladite copie. Cependant, contrairement à la croyance populaire, l'exception de copie privée ne concerne pas les logiciels, pour lesquels il faut parler d'exception de copie de sauvegarde.
Cette copie de sauvegarde, qui a pour vocation de permettre à l'utilisateur légitime d'un logiciel de réaliser une copie de celui-ci afin de le préserver, doit, selon l'article L122-6-1 du Code de propriété intellectuelle, être réalisée par ledit utilisateur.
La Cour d'appel de Paris, le 20 septembre 2005, a adopté une position légèrement différente en affirmant qu'on ne pouvait invoquer l'exception de copie de sauvegarde que tant que l'exemplaire du logiciel copié avait une origine licite, l'illégalité de la source corrompant toutes les utilisations ultérieures. Le critère n'est donc plus tant celui de la personne ayant réalisé la copie que celui du caractère licite de l'origine de cette copie, ce qui au final ne change pas grand-chose à notre problème d'émulation. Ainsi, selon cet arrêt, il serait illégal de télécharger une ROM sur un site ou une plate-forme de téléchargement tiersy compris lorsque l'on possède déjà un exemplaire du jeu d'origine. Cette solution contraint donc à créer soi-même ses ROM, sous peine d'être condamné en tant que receleur du délit de contrefaçon commis par celui qui a diffusé la ROM.
Légalité de la création et de l'utilisation d'un émulateur
La création d'un émulateur nécessite de comprendre et de reproduire le fonctionnement de la machine que l'on désire émuler. En soi, cela ne constitue pas une contrefaçon puisque la façon dont la console fonctionne n'est pas protégée par un droit d'auteur. Il est alors même possible de distribuer l'émulateur nouvellement créé.
Là où les problèmes juridiques peuvent survenir, c'est lorsque l'on est amené à reproduire la partie logicielle d'une console : un BIOS, un système d'exploitation ou de manière plus générale un firmware. La reproduction d'un logiciel ainsi que l'accès à son code source, qui est protégé par un droit d'auteur, constituent alors une contrefaçon. Le contrefacteur pourrait éventuellement se prévaloir de l'exception d'interopérabilité : une disposition du Code de propriété intellectuelle qui autorise la reproduction du code lorsque cette reproduction est indispensable pour obtenir des informations nécessaires à l'interopérabilité, c'est-à-dire la compatibilité d'un logiciel (ici, les jeux mis sous forme de ROM).
Le créateur de l'émulateur pourrait donc dire devant le juge qu'il a été forcé de reproduire le code de la console pour assurer la compatibilité des jeux de cette console sur la machine prévue pour faire fonctionner l'émulateur. Cet argument est valable en droit, un article du Code de propriété intellectuelle précisant qu'il constitue un motif légitime d'accès à un code source. Le problème est qu'il est très compliqué de se prévaloir de cette exception d'interopérabilité en pratique puisqu'il faut respecter des conditions strictes telles qu'accéder uniquement à la partie du code nécessaire et créer un émulateur incapable de contourner les DRM protégeant les jeux.
Lorsque la création d'un émulateur a été faite en contrefaçon d'un logiciel, son téléchargement par un utilisateur lambda est susceptible de constituer un recel. De la même manière que pour le téléchargement de ROM, le fait d'être un possesseur légitime de la console dont on a acquis l'émulateur ne change rien à ce constat.
Il faut donc retenir que tout dépend des conditions dans lesquelles a été réalisé l'émulateur : tant que le créateur n'a pas touché à la partie logicielle de la console et qu'il ne viole aucun brevet, il peut librement diffuser sa création et les utilisateurs peuvent la télécharger sans crainte. Si la console dont est issue l'émulateur possède un firmware, comme c'est le cas de beaucoup de consoles récentes, il y a fort à parier que le téléchargement dudit émulateur soit illégal.
Conclusion
La manière dont l'émulation est encadrée par le droit d'auteur est critiquable à plusieurs égards.
D'une part, le délai de prescription de 70 ans du droit d'auteur est complètement déconnecté de la réalité vidéoludique, dans laquelle il est exceptionnel que des consoles ou des jeux de plus de dix ans fassent toujours l'objet d'une commercialisation. Ce constat est toutefois à nuancer compte tenu du développement du marché du jeu dématérialisé, qui est le siège de la multiplication des remakes. Le caractère strict du régime de la copie de sauvegarde des logiciels constitue lui aussi un réel problème, et pas uniquement pour l'émulation.
D'autre part, tout ce qui est dit dans cet article est purement théorique. Dans la réalité, la police débarquera rarement à votre domicile sous prétexte que vous avez téléchargé une ROM de Street Fighter 2. Les personnes diffusant les ROM, elles, auront peu de chances d'être inquiétées si les ayants droits ne se manifestent pas. On se situe alors entre des dispositions légales très sévères et des poursuites laissées au bon vouloir des ayants droits. C'est donc une position peu commode pour les diffuseurs de ROM, vous en conviendrez, surtout qu'en réalité leur activité porte rarement préjudice aux ayants droits et qu'il arrive que les sites ou plates-formes de téléchargement de ROM soient animés d'intentions louables telles que partager la culture gratuitement ou bien préserver le patrimoine vidéoludique des dommages dus au temps. Il est même arrivé, pour certains jeux anciens, que les seuls codes sources restants au monde soient ceux en possession des sites de téléchargement de ROM.
De plus, du fait de la faible répression de ces pratiques, la jurisprudence est peu abondante. Il en résulte donc une mauvaise information du public sur les conséquences juridiques potentielles de leurs actes et donc une faible prévisibilité en cas de poursuites : une grande partie de la communauté est convaincue qu'un possesseur du jeu d'origine a le droit de télécharger une ROM de ce même jeu, ce qui ne va pas de soi au regard de la loi et de la jurisprudence.