L'eSport féminin
Nous l’avons vu : les femmes représentent près de la moitié des joueurs. Cependant, il semblerait que la parité soit loin d’être acquise dans l’eSport. Avec la quasi-inexistence de joueuses au niveau professionnel et les controverses autour du mode de compétition - mixte ou féminin -, il y a encore un long chemin à parcourir si l’on veut un jour, par exemple, assister à une finale mondiale de League of Legends où hommes et femmes s’affrontent en toute mixité. Nous vous proposons de décrypter cette problématique, de dresser les points positifs et encourageants mais surtout d’éclaircir certaines questions obscures, peut-être sans réponse, et sujettes à polémiques.
Des joueuses professionnelles minoritaires
Nous avons vu qu’un joueur sur deux est féminin. Mais il est important de noter que les jeux eSportifs, à ce jour, sont ceux où la présence féminine est la plus faible : FPS (25% de femmes), combat (30%), multijoueurs en ligne (30%), football (22%)... Il y a donc naturellement moins de joueuses que de joueurs professionnels. Pourtant, il y a encore moins de pro gameuses que de joueuses sur ces jeux. Pourquoi ?
La question du niveau: elle ne se pose pas. Aucune étude à ce jour n’a pu prouver qu’il y avait, biologiquement, de différences entre l’homme et la femme, à l’inverse du sport traditionnel.
En revanche, bien des théories pullulent sur le net. Certains pensent par exemple que cela vient des hormones ou d’un instinct primitif, qui pousserait les hommes à se dépasser et à aborder la compétition plus que la femme. Tout cela semble un peu farfelu, surtout lorsque l’on sait, que dans le sport traditionnel, les femmes sont bien présentes et s’affrontent avec autant de fougue que les hommes.
En creusant la question, des raisons plus valables se détachent.
L’aspect éducationnel et sociétal : l’absence de femmes au niveau professionnel pourrait s’expliquer par leur éducation. C’est ce que nous a expliqué Vanessa Lalo, psychologue du numérique. “On ne pousse pas les petites filles à jouer aux jeux vidéo, ni à être la meilleure. On lui dit d’être belle et polie. C’est un véritable cliché sociologique et c’est communément plus admis pour les garçons d’être compétiteurs.” De cela découle des contraintes sociétales : on ne va pas encourager une femme à tout laisser tomber pour s’investir dans l’eSport. Ses proches ne l’accepteront pas aussi facilement que pour un homme, même si c’est difficile pour lui aussi.
Une question d’argent : Pour se lancer dans une carrière comme l’eSport, il faut avoir un minimum de garantie. On ne peut pas tout abandonner, sans être sûr de pouvoir en vivre par la suite. Du coup, on trouve un compromis : on continue de travailler tout en jouant. En l’état actuel, très peu d’équipes féminines sont suffisamment payées pour pleinement se consacrer au jeu, et cela se répercute sur leur niveau de jeu. Les cashprizes proposés lors des plus grands tournois féminins sont dérisoires en comparaison avec les plus grands tournois dits mixtes, mais où seuls des hommes concourent. Pour avoir une idée de ce que les meilleures joueuses gagnent sur l’intégralité de leur carrière, voici un tableau qui confrontent le total d’argent gagné par les meilleurs joueurs masculins et les meilleures joueuses dans l'histoire de l'eSport.
Joueuse |
Total $ (tous jeux compris) |
Jeu (le plus lucratif) |
Joueur |
Total $ (tous jeux compris) |
Jeu (le plus lucratif) |
|
Scarlett | 193 190 | Starcraft II | KuroKy | 3 367 188 | Dota 2 | |
Mystik | 122 000 | Halo: Reach | Miracle | 2 942 665 | Dota 2 | |
Ricki Ortiz | 80 530 | Street Fighter V | UNiVeRsE | 2 900 960 | Dota 2 | |
Kasumi Chan | 55 000 | Dead or Alive 4 | Matumbaman | 2 707 376 | Dota 2 | |
Sarah Lou | 50 000 | Dead or Alive 4 | MinD_ContRoL | 2 703 171 | Dota 2 | |
zAAz | 24 918 | CS:GO | ppd | 2 628 120 | Dota 2 | |
potter | 22 895 | CS | SumaiL | 2 601 795 | Dota 2 | |
juliano | 22 048 | CS:GO | Fear | 2 383 155 | Dota 2 | |
missharvey | 21 305 | CS | GH | 2 322 767 | Dota 2 | |
Vanessa | 20 000 | Dead or Alive 4 | iceice | 1 998 558 | Dota 2 |
Intégrées dans le tableau masculin, Scarlett se retrouverait 296e et Mystik 300e.
Une pression trop forte : être une joueuse, même casual, ce n’est déjà pas une mince affaire. Il faut avoir un mental d’acier, et accepter de recevoir des insultes et des intimidations de toutes sortes. Alors être joueuse professionnelle, se mesurer aux hommes, subir le poids médiatique et les chats, est encore plus difficile, et n’est pas donné à tout le monde. Prenons Geguri, la coréenne professionnelle sur Overwatch. Elle a fait couler beaucoup d’encre en été 2016 avec 80% de taux de victoire sur le personnage Zarya. Accusée de tricherie, elle a dû prouver via un stream en direct que c’était son véritable niveau. Aujourd’hui, elle a accédé au statut de joueuse professionnelle chez l’équipe ROX Orcas. Rien que pour affronter cette situation, Geguri a fait preuve d’un sang-froid exceptionnel et a réussi à faire taire les mauvaises langues. Malheureusement, toutes les femmes n’ont pas cette capacité de passer outre cette pression. Eve, qui était la première joueuse pro sur StarCraft II, n’a pas réussi à faire abstraction des insultes et du harcèlement dont elle était victime. Elle est même allée jusqu’à supprimer son compte Twitter.
Geguri avec son ancienne équipe EHOME Spear
Alors comment voir plus de filles au niveau professionnel ?
Cela sera possible, mais pas tout de suite. Pour espérer assister à des finales mondiales mixtes, bien des barrières devront tomber. D’abord, il faut permettre aux filles d’être plus nombreuses sur les jeux eSportifs, qui, par un souci marketing, visent un public majoritairement masculin. Cela évolue déjà : elle sont de plus en plus nombreuses à jouer et à s’ouvrir à de nouveaux types de jeu. “On commence à prendre conscience qu’on a trop genré l’éducation. Aujourd’hui, certains parents sont des gamers!”, déclare Vanessa Lalo. De plus en plus, on arrêtera de mettre les enfants dans les cases, comme le bleu et le rose, les voitures et les barbies. Lorsque la génération actuelle deviendra parent, les enfants seront encore plus encouragés à jouer et cela touchera bien sûr plus de filles. Ensuite, tout ne sera qu’enchaînement. Jouer contre des femmes deviendra plus naturel. Plus nombreuses, elles seront bien mieux intégrées au sein des communautés gaming. Des talents se détacheront, des icônes naîtront, et les joueuses les suivront. Des équipes mixtes se monteront, avec plus de facilités qu’à notre époque. Selon RoXy, ex-joueuse semi-pro de Shootmania et de CS:GO, “les teams mixtes, c’est très compliqué. Ça existe, on peut le voir avec la team Vitality sur Rainbow 6, mais le problème, c’est qu’il va toujours y avoir des soucis internes à cause des attentes entre les deux sexes. Aussi parce que, le garçon ne va pas être content que la fille soit meilleure que lui, et si elle est moins forte, alors on va remettre la faute sur elle. Pour que ça marche, il faut vraiment une symbiose parfaite, et ça me parait très compliqué avec les mœurs d’aujourd’hui”.
Tournois mixtes ou féminins ?
S’il n’y a pas de différence de niveau entre les deux sexes, alors la mixité doit exister dans les jeux vidéo. C’est un fait, homme ou femme, un joueur reste un joueur. Mais au jour d’aujourd’hui, très peu de femmes rivalisent avec les hommes et beaucoup préfèrent affronter d’autres filles (pour les mêmes raisons citées plus haut). Afin de les encourager à s’investir dans l’eSport, des tournois féminins ont vu le jour. Les organisateurs s’en sont d’ailleurs rendu compte : les filles sont motivées par ces tournois, elles se déplacent en LAN et des équipes sont créées. Laurène de l'ESWC partage cet avis : “Pour moi, les compétitions féminines, c’est de la discrimination positive. Il faut montrer aux femmes qu’elles ont autant de chances que les hommes de percer. L’objectif à terme, c’est de dissoudre les tournois féminins et de faire des tournois purement mixtes.”
De nombreuses joueuses déplorent le nombre limité de tournois féminins français. En nous parlant de son expérience, RoXy nous a avoué que les structures n’avaient pas les moyens suffisants pour envoyer une équipe féminine à l’étranger, comme aux Copenhagen Games ou à l’Intel Challenge de Katowice, où des tournois majeurs féminins sur CS:GO sont organisés et où les meilleures joueuses se retrouvent. Bjoran, ancien manager eSport Millenium, nous a expliqué que ce phénomène pouvait être comparé au football féminin, qui a mis du temps à se développer. “Il y a 5 ans, aucun journaliste ne se déplaçait pour les championnats d’Europe de football féminin. Aujourd’hui, elles sont professionnelles à 100%, avec des salaires corrects. C’est au fil du temps que ça s’est structuré. Pour l’eSport féminin, cela mettra 5 ou 10 ans, mais on y arrivera”.