Communautés gaming: un milieu inhospitalier pour les femmes ?
On a vu plus haut que les communautés gaming contemporaines ne sont pas si masculines qu’auparavant, et que la parité s’est instaurée pour une très grande majorité des jeux stars. Problème résolu ? Les femmes seraient-elles acceptées, au même titre que les hommes, dans l’univers gaming ? Ce n’est malheureusement pas le cas. En dépit d’améliorations notables, les femmes continuent d’être la cible d’attaques sexistes, en permanence et sur tous les types de jeux en ligne. Force est de constater que l’hostilité envers les femmes règne aussi, d’une certaine manière, sur la sphère virtuelle. De ce point de vue, l’anonymat ambiant propre au web permet aux harceleurs de s’acharner sans crainte de représailles. Mais ce n’est pas là l’unique facteur de l’inhospitalité du gaming online. Pour Vanessa Lalo, psychologue spécialisée dans les jeux vidéo, la racine du mal est plus ancienne...
Le streaming féminin
Le stream est devenu un élément incontournable de la culture gaming moderne. Pour les néophytes, rappelons le principe : une personne se filme en train de jouer, tout en diffusant son propre gameplay à l’écran. Le stream se fait le plus souvent via Twitch, et inclut un chat, sur lequel les spectateurs interagissent avec le streameur. Et si ce dispositif, très en vogue, est indiscutablement démocratique puisqu’il “horizontalise” le rapport entre viewer et star du gaming (tout le monde peut discuter d’un contenu en live avec les présentateurs en question), reste que le contenu dudit chat est très souvent violent… Notamment quand le streamer est une streameuse !
Laure Valée, présentatrice et analyste pour les streams O’gaming, nous a fait part de la difficulté d’être une femme face à un chat rassemblant des milliers de gamers. Les remarques désobligeantes sur le physique pleuvent… Un véritable harcèlement virtuel, qu’on voit très rarement quand le caster est de sexe masculin. Virulents, les chats le sont souvent, envers la plupart des streamers et commentateurs eSportifs. Mais ils le sont encore davantage envers les femmes, malgré les efforts fournis par les modérateurs. "Lors de ma première apparition caméra, je n'ai reçu que des insultes : sur mon physique ou juste parce que je suis une femme. [...] Le chat Twitch, je le vois comme une cour de récrée où des milliers de personnes se retrouvent après une journée fatigante et qui viennent pour se défouler."
Laure Valée lors de la finale du segment d'été LCS EU à Paris-Bercy © Millenium
Et il ne faut pas croire que cet acharnement d’un nouveau type n’existe que contre les personnalités féminines les plus influentes. Les “petites” streameuses ne sont pas en reste et subissent elles aussi de plein fouet les pressions des harceleurs.
Nous avons interviewé Sheitaniña, qui stream de manière amateure des FPS, principalement. La streameuse déplore elle aussi un harcèlement fréquent, outrageusement sexiste. “ J’ai déjà récolté beaucoup d’insultes et de remarques en stream, gratuitement, sans raison valable”, lance-t-elle. “Montre tes seins” et "Sale pute" sont des phrases que je vois souvent sur le chat, malheureusement…”.
Un peu comme la rue, les chats des streams seraient une sorte d’espace public 2.0, parfois très oppressant dès qu’on est une femme.
Des chiffres qui confirment le malaise
D’après notre sondage, 74,7% des gameuses se disent avoir été victimes, au moins une fois, de discrimination et de sexisme dans les jeux en ligne. Le chiffre est probant, et en dit long sur l'inhospitalité latente qui hante les chats et autres canaux vocaux. Le pire, c’est que 89,2 % des gameurs masculins prétendent n’avoir jamais discriminé une femme en jeu. De deux choses l’une. Il est très probable qu’une petite minorité d’hommes se conduise mal de manière répétitive envers les femmes, ce qui expliquerait cette inadéquation statistique. Mais il est aussi fort possible que beaucoup d’hommes n’assument pas leurs propos sexistes, ou même qu’ils ne réalisent pas tenir des discours discriminatoires. Cette dernière hypothèse retient particulièrement notre attention car elle serait la preuve d’un sexisme social latent, bien en amont du jeu vidéo et du gaming. Un autre chiffre confirme cette discrimination “invisibilisée” par les hommes : seuls 57,9% d’entre eux estiment avoir été témoins de propos sexistes en jeu.
Il y aurait donc un véritable problème de “conscience” autour du sexisme dans le gaming. Le respect des limites à ne pas dépasser n’est peut-être pas bien appréhendé par les communautés de joueurs qui sont, on le rappelle, souvent assez jeunes.
Un reflet social exacerbé par l'anonymat
Pour Vanessa Lalo, psychologue spécialisée dans le numérique et les jeux vidéo, on retrouve dans le gaming en ligne les mêmes problèmes qu’en société. Le machisme à travers les écrans est le même que celui qu’on identifie quotidiennement dans la “vraie vie”, il en est le reflet le plus strict. “Cette histoire de virilité exacerbée, c’est quelque chose qui transcende très largement le jeu vidéo”, explique l’experte. Autrement dit, l’univers gaming n’est pas plus sexiste ou hostile que d’autres champs sociaux : il ne fait que restituer virtuellement des stéréotypes en vogue actuellement. L’origine des maux que rencontrent les femmes aujourd’hui dans l’eSport et la pratique en ligne du jeu vidéo serait ainsi sociétale et éducationnelle. Selon Vanessa Lalo, le gaming n’est pas plus propice au machisme véhément qu’une autre discipline.
En revanche, elle admet que l’anonymat propre au virtuel tend à exacerber ce sexisme diffus. “Derrière un écran, beaucoup d’hommes se désinhibent et se lâchent. Les gamers sont souvent doux comme des agneaux, mais en groupe et cachés derrière leurs écrans, ils peuvent être terrifiants et dire des horreurs”, déplore-t-elle. Que le virtuel vainque la timidité, c’est plutôt une bonne chose. Qu’il accroisse la violence d'un sexe à l'autre, c’est un dommage collatéral très regrettable. En résumé, si le gaming n’est pas naturellement un terreau du sexisme, la “virtualisation” du joueur fait de ce milieu un vrai défouloir, qui dissout les seuils de respect que les gens se mettent entre eux en société.
Il est d’ailleurs édifiant de constater la différence entre le comportement des joueurs en ligne et lors des LAN. Si beaucoup de joueurs revendiquent de l’hostilité envers les femmes derrière leur écran, il sont beaucoup plus policés dans un face à face réel avec des joueuses. “Il y a une sorte de respect qui s’installe chez les équipes masculines quand elles voient une team féminine se déplacer en LAN”, témoigne RoXy, ancienne joueuse semi-professionnelle de CS:GO et de Shootmania.
L’autre explication de ce malaise virtuel est beaucoup plus psychologique. Vanessa Lalo parle de “peur de la femme castratrice”, et “d'humiliation de perdre contre une fille”. Propos corroborés par RoXy, qui a déjà vu des équipes masculines refuser de jouer un match contre sa team de joueuses. “Les hommes ne veulent pas partager ce terrain de jeu qui leur était autrefois réservé, d’où leurs réactions parfois très virulentes”.
Des joueuses sur-sexualisées par les hommes
Il est apparu dans notre sondage que la plupart des joueuses souhaitaient une chose en particulier : être considérées comme des joueuses, littéralement, et pas comme de potentielles cibles de drague. Il est intéressant de noter que certains joueurs considèrent d’emblée les gameuses comme des dragueuses en puissance, alors qu’elles ne sont souvent là que pour jouer, progresser et tryhard, exactement comme les hommes. Or, la dimension de séduction est présente en jeu et surtout en stream. Proposition de boost pour “acheter” un sentiment, drague ouverte ou commentaires désobligeants... Rares sont les femmes qui n’ont jamais été confrontées à ce genre de comportements, et encore plus rares sont celles qui n’ont jamais été considérées que comme des partenaires de jeu. Sur Twitch, les streameuses qui totalisent le plus de vues - et le plus de revenus - sont celles qui en montrent le plus. Et on ne parle pas ici de gameplay… À l’opposé, certaines joueuses talentueuses en terme de skill, qui n’ont rien à envier aux gamers les plus assidus, ne récoltent que peu de viewers.
La sexualisation des femmes qui passe avant leur compétence, ce n’est malheureusement pas nouveau, et force est de constater que l’univers gaming ne déroge pas à la règle. Contrecoup de cette dure réalité : beaucoup de femmes s’anonymisent totalement sur le plan virtuel (pseudo masculin et vocal interdit), pour jouer tranquillement...