J'appelle Internet
Puis dans les années 2000, tout bascule. Ou du moins, le monde du numérique bascule, notamment avec Internet. L’explosion de cette nouvelle diablerie du futur est aussi devenue une « nouvelle économie », et le jeu vidéo y est fortement associé. L’industrie n’a pas pu suivre le mouvement et, alors que des studios comme Infogrames avaient emmagasiné des dettes (580 millions d’euros en 2002), la plupart ont dû mettre la clé sous la porte, ces derniers n’étant pas aptes à faire fonctionner le jeu vidéo et Internet à ce moment-là. C’est donc plus de 7 000 emplois dans le milieu qui disparaissent en 2002 et 2004, pire que ça, le jeu vidéo français voit son secteur plonger de 80% jusqu’en 2013, ne comptant alors que 240 entreprises et 4 800 employés. Cela représente 10 200 emplois de moins qu’en 2002. Il va donc se passer une longue décennie où les acteurs du marché encore vivants vont devoir se remuer la soupière pour trouver une solution de survie. Certains vont se faire racheter par les plus gros comme Sega ou Big Ben Interactive afin de faire des jeux de commandes pour survivre, d’autres vont partir à l’inconnu sur Internet et tenter une autre approche.
Le premiers à emboîter le pas, c’est Ankama ! Avec chacun 3 000 euros en poches et une valise pleine de rêves, Anthony Roux, Camille Chafer et Emmanuel Darras, trois amis du Nord-Pas-de-Calais, décident de créer leur entreprise de développement Web, en 2001. Bien ancrés dans ce nouveau milieu, ces derniers ont alors l’envie de créer un jeu vidéo en ligne, à une époque où le genre était encore peu représenté, World of Warcraft n’était même pas encore sorti. Après moult portes claquées au nez et un (petit) financement de la part du CNC, ils décident de se relever les manches et de faire tout eux-mêmes. Avec quelques dizaines d’employés, ils commencent alors le développement de Dofus, un MMORPG en ligne et en flash. C’est le début d’une longue success story pour le studio, avec un jeu qui se maintient en vie depuis 15 ans maintenant sans sourciller, Anthony Roux (connus sous le pseudo ToT) parle même d’un chiffre d’affaire plus haut chaque année (en 2017, il était positionné à 5 771 500€). Habitué à prendre des refus, Ankama a même créé et édité lui-même tout un univers de transmédia autour de sa licence, avec des BD, des films, des séries TV, des jeux de plateau etc. L’entreprise est plus qu’un simple développeur de jeu vidéo, c’est maintenant une structure polyvalente capable de faire tout ce qui lui plaît sans attendre l’aval d’un quelconque éditeur. Mieux encore, ils se permettent même d’éditer des œuvres, souvent celles qui sont rejetées par les éditeurs classiques (notamment des BD et des web-séries).
Ce succès, il peut s’expliquer de plusieurs manières. Tout d’abord, Ankama a su s‘adapter pour vivre avec son temps et prendre le train en marche sans attendre de voir ce que fait le voisin. Mieux encore, avec un toupet à faire rougir un grilleur de file d’attente à la banque, les trois amis vont tenter le tout pour le tout et faire tout par eux-mêmes.
La locomotive de l’Internet n’a malheureusement pas été prise par tous les studios de jeu vidéo français. Ceux qui ont loupé le coche ont alors dû se résigner à faire ce qu’on appelle des "jeux de commande". À cette époque, des gros studios d’édition comme THQ, Big Ben Interactive, Activision ou Focus Home Interactive (pour prendre l’exemple en France) se créent et proposent tout un tas d’idées et de projets, souvent au petit budget et parfois avec une licence (les jeux promotionnels pour un film ou un dessin animé populaire, par exemple). Ceci permet à des studios de maintenir la barque à flot et aux plus jeunes de se faire la main. C’est ce qu’ont fait les bordelais d’Asobo Studio. Après la fermeture de Kalisto Entertainment en 2002, d’anciens employés décident de monter un nouveau studio et rachètent les droits pour SuperFarm, leur dernier jeu qui ne méritait pas de finir dans les cartons à la cave, aux yeux des créateurs. Les quelques ventes permettent d’assurer différents projets, mais ce n’est pas non plus Byzance. Pourtant, SuperFarm va permettre à THQ de repérer Asobo et leur proposer un contrat d’éditions pour de multiples projets en 2007, notamment l’adaptation de Ratatouille, qui sera un franc succès. S’enchaînera d’autres adaptations de Pixar et Disney, leur permettant de développer leur premier gros jeu : Fuel. C’était une idée folle : proposer l’open world de course le plus grand et varié. Ce dernier a d’ailleurs son nom dans le Guiness Book de 2009 pour la zone de jeu la plus grande jamais développée sur console, avec plus de 14 000 km² (à titre de comparaison, The Witcher 3 a une carte de 218 km²) et il est actuellement la 3ème des plus grosses cartes de jeux vidéos (si on met de côté No Man’s Sky, qui triche). Mais comme on dit souvent, ce n’est pas la taille qui compte, et Fuel sera le premier vrai jeu d’Asobo mais aussi son premier échec commercial.
C'était là le tournant pour Asobo, comme nous l’a expliqué Kevin Choteau, le Game Director. Une prouesse technique qui les a faits remarquer par l’une des plus grosses entreprises américaines, encore toute jeune sur le marché du jeu vidéo console mais avec déjà de grandes ambitions. Ceci leur a permis d’avoir une certaine réputation dans le domaine technologique, leur donnant la possibilité de travailler sur les premiers jeux Kinect et (plus tard) Hololens, ou encore de filer quelques coups de main sur des jeux technologiquement coriaces comme The Crew (plutôt logique pour ce dernier). Asobo assurera aussi de l’aide sur du level design avec ReCore, ils peuvent alors montrer toute leur polyvalence dans ce milieu. Dix ans plus tard, les bordelais remontent à cheval et se lancent dans une nouvelle licence avec le soutien de Focus Home Interactive, cette fois. Chacune des deux entreprises ayant maintenant suffisamment d’expérience, l’un peut apporter tout son savoir-faire dans le jeu vidéo et l’autre un environnement plus sain pour créer un jeu vidéo dans de bonnes conditions. A Plague Tale: Innocence est une réussite auprès de la presse, l’avenir nous dira si les chiffres suivent, mais en tout cas, nous on a aimé !
On reste à Bordeaux pour parler de Motion Twin, qui a eu le droit récemment à son success story avec Dead Cells, un rogue-like salué par la critique et les joueurs, et a même reçu le prix du meilleur jeu d’action aux Game Awards 2018, pourtant à côté de gros poids lourds de l’industrie comme Destiny 2, Far Cry 5 ou Call of Duty : Black Ops IIII. Mais Dead Cells représente bien plus qu’une réussite, ce fut le jeu de la dernière chance. Motion Twin est un studio très intéressant, déjà parce qu’il fonctionne comme une organisation horizontale, similaire à ce que fait Valve (modèle inspiré du communisme, tous les employés touchent le même salaire et ont le même poids dans les décisions, il n’y a pas de patron) ce qui rend le développement d’un jeu vidéo différent de ce qu’on connaît habituellement. Mais aussi parce qu’il était un très gros producteur de jeux flash en son temps. Créé en 2001, le studio a su, comme Ankama, prendre en compte l’arrivée d’Internet et créer des petits jeux qui surferont sur la vague des jeux flash, une mode qui a explosé avec Internet dans les foyers (et sûrement dans les locaux administratifs équipés, ne le cachons pas). Ce n’est pas moins de 46 jeux flashs qui vont être développés, dont certains au succès reconnu comme Hordes, Mush, Minitroopers et Hammerfest, ce dernier a d’ailleurs reçu le prix du meilleur jeu flash en 2006, lors du Web Flash Festival. Leurs jeux sont souvent gratuits avec des pubs ou une option payante (les premiers Free-To-Play, dira-t-on) et fera de Hordes leur plus grosse source de revenus, avec pas moins de 16 millions de joueurs en 2009 et faisant élever le chiffre d’affaire du studio à 4 millions d’euros, une somme colossale pour un studio français spécialisé dans les jeux sur navigateur.
Mais soudain, Facebook arrive et se popularise dans la manière de consommer les jeux flash. L’utilisateur, qui va souvent sur le réseau social, se voit alors proposer toute une liste de jeux flashs, lui permettant d’avoir ses notifications, sa messagerie et son jeu sur la même fenêtre. Motion Twin aimerait bien être dans le catalogue, la visibilité pour eux serait colossale, mais Facebook a toute une liste de contraintes qui ne vont pas dans le sens des Bordelais. Le jeu flash tel qu’on le connaît se meurt à petit feu, tout comme leurs sources de revenus. Motion Twin connaît plusieurs départs dans l’entreprise, ses employés se retrouvent au nombre de 11 et décident de faire un dernier jeu, celui du tout pour le tout. L’idée du mobile naît naturellement dans la tête des développeurs, ce dernier étant l’héritier du jeu flash, mais les méthodes de production n’allaient pas à nos petits communistes mangeurs de baguettes, qui préfèrent se tourner vers un jeu plus traditionnel sur PC afin de tenter de sauver le studio, proche de la faillite. Hordes Zéro est ainsi né et est présenté à la Gamescom 2014. Le jeu se présente comme une suite spirituelle à Hordes. C'est un tower defense où on contrôle un personnage pour placer nos défenses et survire aux vagues d'ennemis. Le jeu sort en early access sur Steam et va subir un long et complexe développement avant de devenir Dead Cells, le Rogue-like qu’on connaît tous, et qui a permis, grâce à son succès, de faire survivre Motion Twin. La suite semble un peu plus radieuse et sereine pour eux.