Alors que le Patch 10.1.5 s'annonçait très prometteur à bien des égards pour les joueuses et joueurs de World of Warcraft : Dragonflight, Blizzard a récemment déployé une quête inattendue sur les Royaumes de test publics de cette nouvelle mise à jour.
Dans celle-ci, on y redécouvre le passé torturé d'Alexstrasza la Lieuse-de-Vie, et Chromie nous invite à protéger la ligne temporelle qui lui est dédiée afin que son passé ne soit pas altéré par le Vol draconique Infini, l'antagoniste majeur de cette mise à jour. Mais il y a eu de graves erreurs dans la conception de cette quête, et la communauté n'a guère apprécié.
Le passé d'Alexstrasza
Le passé de la protagoniste principale de Dragonflight, Alexstrasza, est assez méconnu du commun des joueurs de World of Warcraft. En effet, pour celles et ceux qui n'auraient pas pris le temps de s'attarder sur les romans dédiés au MMORPG de Blizzard, ce n'est qu'au sein de certains d'entre eux que l'on apprend des éléments majeurs quant au vécu de certains pro comme antagonistes passés et à venir.
Ici, c'est principalement dans le roman Le jour du dragon que Richard A. Knaak nous révélait en 2001, avec l'aval de Blizzard, qu'Alexstrasza avait un passé des plus tourmentés, et c'est peu de le dire.
Pour résumer en bref, durant la Seconde Guerre les Orcs du clan Gueule-de-Dragon cherchaient à mettre la main sur de redoutables montures pour décimer les lignes ennemies, celles de l'Alliance de Lordaeron. Dans cette optique, c'est Aile-de-Mort lui-même qui permit au chef de guerre Zuluhed de mettre la main sur un puissant artéfact : l'Âme des Dragons, que l'on nommait également Âme du Démon. Après sa découverte, Zuluhed transmit cet artéfact à Nekros Brise-Tête, le chef du clan Gueule-de-Dragon, qui exploita alors sa puissance afin d'asservir Alexstrasza et son ex-consort, Tyranastrasz.
Les deux anciens amants furent alors envoyés dans l'antique cité de Grim Batol afin d'être torturés et contraints de se reproduire, après quoi Alexstrasza fut forcée à pondre des œufs de dragons rouges.
C'est par le biais de ces sévices infligés à la Lieuse-de-Vie et son ancien compagnon que les Gueule-de-Dragon parvinrent à chevaucher de redoutables dragons rouges au combat qui furent alors envoyés en première ligne sous les yeux impuissants de leur mère qui les vit mourir les uns après les autres.
Après cela, Aile-de-mort se satisfit de l'emprisonnement d'Alexstrasza et donna même des conseils à Nerkos afin d'asseoir plus largement son emprise sur la Reine-dragon. Elle fut par la suite libérée au cours d'une bataille inattendue à l'initiative d'Aile-de-Mort en personne alors que le clan Gueule-de-Dragon tentait de déplacer ses prisonniers afin de les placer hors de portée des troupes de l'Alliance. Alors qu'Alextrasza parvenait enfin à se libérer profitant du chaos ambiant, Tyranastrasz fut malheureusement tué pendant la bataille.
Retour dans le passé horrifique d'une femme violentée
Cette histoire fait partie du sombre passé de l'un des personnages les plus emblématiques de l'histoire de Warcraft. Pourtant, dans le jeu on ne constate jamais vraiment l'existence de tels éléments sans que l'on soit déjà très impliqué dans son histoire. Mais le Patch 10.1.5 compte bien changer la donne.
Avec cette nouvelle mise à jour très portée sur le thème du voyage temporel, et donc du Vol draconique Infini, Chromie nous propose une série de quêtes journalières en échange de récompenses intéressantes, l'idée étant de voyager dans le temps pour empêcher au Vol Infini d'altérer le passé, et donc le futur. En matière de gameplay, l'idée se justifie et les quêtes disponibles sont diverses et variées, jusqu'à même nous rendre à une époque où Jaina Portvaillant étant encore enfant et faisait un peu n'importe avec quoi sa baguette. Notre mission ? La confisquer pour éviter qu'elle ne cause d'importants dégâts. C'est mignon !
Mais parmi les quêtes disponibles à raison d'une part jour, on peut également revivre l'assassinat d'Amber Kearnen dans les égouts de Dalaran durant l'extension Legion. Pour s'assurer que la ligne temporelle est respectée, Chromie nous invite donc à tuer nous-même l'agent Kearnen, à commetre un meurtre. Un acte très discutable qui peut s'expliquer par l'importance de cet assassinat dans la suite des événements de l'extension.
Et puis plus loin encore, Blizzard a également ajouté une quête nous renvoyant à l'époque où Alexstrasza était torturée par les Gueule-de-Dragon. L'objectif était clair : retrouver l'Âme des Dragons et faire en sorte que les Orcs la trouvent afin d'asservir la Reine-Dragon que le Vol Infini a volé et... s'assurer que les multiples viols soient perpétrés à l'encontre de la Lieuse-de-Vie. Et là en terme de violence on atteint un pic difficilement acceptable pour certains joueurs pour plusieurs raisons. Parce que même si ce passé odieux doit être préservé pour que les lignes temporelles soient maintenues en bon état, il y a des limites et des alternatives.
Les limites de la narration, la colère monte
Le passé d'Alexstrasza est sans aucun doute l'un des arcs narratifs les plus cruels et violents de l'histoire de Warcraft. Bien au-delà de toute violence souvent justifiée binairement par un besoin de survie d'une entité, d'un peuple ou d'une planète entière, on nous parle ici de sévices sexuels volontairement infligés par des tortionnaires assoiffés de conquêtes guerrières. On nous parle de viol, d'esclavagisme sexuel, de tortures et le tout infligé gratuitement, oui.
De prime abord, cette quête journalière pourrait paraître tout à fait anodine. Après tout, en tant que joueurs on commet assez souvent des actes très discutables. Qu'est-ce qui est plus choquant dans le fait de s'assurer qu'une femme subisse des sévices sexuels plutôt que dans le fait d'assassiner une femme ?
La réponse est claire : le traitement narratif et le contexte. Au cours de la quête nous demandant d'assassiner l'agent Kearnen, on agit dans l'ombre, on s'assure qu'un acte terrible ait lieu pour que les événements menant à la résolution d'un conflit planétaire, cosmique même, se produisent exactement comme ils ont eu lieu dans le passé.
Personne à part Chromie et nous savons que nous avons assassiné Kearnen, pas même elle, et surtout on prend la chose très au sérieux. La victime n'a jamais su et ne saura jamais ce que l'on a fait, l'ordre est rétabli et l'histoire se souviendra que c'est le démon Detheroc qui l'a tuée en prenant l'apparence de Matthias Shaw. Nous, on était simplement là pour corriger une anomalie temporelle créée par le Vol Infini, d'autant plus que l'on avait l'apparence de l'assassin originel de l'agent Kearnen.
Le cas d'Alexstrasza est très différent pour trois raisons. La première c'est que la victime, Alexstrasza, est encore en vie au moment où on nous envoie dans son passé. Par conséquent, les actes que l'on commet impliquent que le personnage que l'on incarne est parfaitement conscient de condamner une femme à d'effroyables sévices, tout en étant également conscient qu'il devra à nouveau la regarder dans les yeux dans la suite des événements de l'extension, voire même ultérieurement. On est complices, on le sait et cela ne dérange ni le personnage que l'on incarne, ni la donneuse de quête.
La deuxième raison, c'est le ton employé par Blizzard. Dans la quête, Chromie tourne en dérision l'acte que l'on s'apprête à commettre, elle minimise les faits en nous invitant à ne surtout rien dire à Alexstrasza. Une sorte de "petit secret" tourné de façon enfantine qui pourrait être amusant s'il n'impliquait pas des violences extrêmes dont on se rend complice. On ressent une importante dissonance entre l'horreur de ce que l'on nous demande de commettre et la façon d'aborder le sujet. C'est le propre de la façon d'être de Chromie, oui, mais il ne s'agissait sans doute pas du bon personnage pour nous présenter un tel scénario.
Enfin, le troisième élément c'est la conclusion narrative à tout cela. Bien au-delà du fait de se rendre complice et de minimiser ces actions, le fait que la Lieuse-de-Vie découvre ce que l'on a fait peut être ressenti comme extrêmement violent.
En interagissant avec elle après avoir terminé la quête, celle-ci nous indique en effet que procéder de la sorte était nécessaire, même si elle n'approuve pas. Oui, elle accepte son propre viol, elle le défend même, et elle sait que nous avions la possibilité de changer les choses et que nous avons agi afin que les sévices qui lui ont été infligés ne changent surtout pas, le tout dans son dos. Un ultime coup extrêmement violent qui a du mal à passer, tant pour la Reine-dragon que pour le joueur qui constate sa douleur et peut même parfois le rappeler à son propre passé.
Le respect avant tout, plus que tout
Certains diront que ce n'est qu'un jeu, qu'Alexstrasza n'existe pas et que les sévices qu'elle a subi ne sont que purement fictifs. D'autres s'esclafferont en comparant cet acte aux innombrables meurtres que l'on commet dans World of Warcraft et qui n'ont jamais éveillé la moindre lueur d'empathie du côté des joueuses et joueurs qui dénoncent cette quête. Et vous auriez théoriquement raison.
Seulement voilà, les choses sont souvent un petit peu plus complexes dans la réalité. On ne peut pas tout dire n'importe comment. On ne peut pas prendre le risque que de tels propos soient mal interprétés par un public jeune, voire même un public plus âgé parfois conditionné afin de minimiser les violences sexuelles trop souvent subies dans la réalité. Parce qu'une œuvre aussi fictionnelle soit-elle fait écho à la réalité, on s'en inspire, on en parle, on la transmet.
Il est en premier lieu important de mentionner qu'évoquer aussi crument et maladroitement des actes de violences sexuelles dans un jeu où certains des responsables de l'équipe de développement ont été accusés de faits similaires (ayant par ailleurs conduit au décès d'une femme) n'est en rien anodin. La moindre des choses c'est de prendre des pincettes pendant quelques années en abordant ce genre de thème. Cela ne signifie pas que l'on ne peut pas parler de cela dans World of Warcraft, bien au contraire, mais aborder le sujet plus subtilement nous parait être le minimum syndical. Si Blizzard n'en est pas capable, alors qu'il se contente de produire des quêtes lambda au cours desquelles on tabasse du Kobold.
Après les révélations de 2021 par exemple, Blizzard a corrigé de multiples "faux pas" qui jonchaient jusqu'alors le jeu et qui mettaient mal à l'aise les employées de l'entreprise. Ainsi, on peut par exemple mentionner qu'un tableau présent dans plusieurs lieux du jeu et représentant un "nu couché" a été retiré au profit d'une "nature morte". Un symbole fort que l'on expliquait dans un article dédié il y a deux ans de cela, et qui va bien au-delà de simplement "virer une femme pour mettre des fruits à la place". On parle de féminisme, et ce changement est la preuve parfaite que l'on peut aborder des sujets complexes en étant subtils et efficaces.
Ensuite, il convient de préciser que rien ni personne n'a jamais obligé Blizzard à créer une telle quête. Absolument personne. On pouvait par exemple nous envoyer dans le passé d'Alexstrasza et nous assurer qu'elle soit libérée durant l'attaque d'Aile-de-Mort sur la caravane des Gueule-de-Dragon. C'est un traitement que l'on a déjà vu dans les Contreforts de Hautebrande d'antan à The Burning Crusade avec la libération de Thrall et Taretha, et cela n'aurait rien eu d'aberrant, au contraire.
Dans le cas de Thrall, on nous parlait d'esclavagisme, de tortures... Et on a très bien compris le propos ! On aurait aussi pu traiter n'importe quelle trame narrative passée méconnue, l'arrivée d'Hakkar en Zandalar par exemple ! En plus ça aurait fait marcher la nostalgie des fans de la première version du jeu ! Des événements majeurs passés qui ont contribué à forger l'Azeroth que l'on connait aujourd'hui, il y en a des tonnes !
Et si le sujet tenait tant à cœur à Blizzard, on aurait aussi pu imaginer que la quête soit plus humble dans son approche, plus respectueuse des victimes de ce type de violences. Au lieu d'un traitement enfantin presque ironique sonnant comme un crachat au visage des femmes ayant subi des violences dans la réalité, on aurait pu nous inviter à présenter nos excuses à Alexstrasza en expliquant les raisons de ce choix de la part de Chromie. On aurait pu nous inviter à faire preuve de respect, remords et de tristesse en fait. La quête aurait même pu nous délivrer un message de prévention enrobé dans une narration propre, c'est ça aussi le rôle d'un jeu parfois !
Mais non, il a fallu que ce soient précisément les viols répétés subis par la protagoniste principale de Dragonflight qui traversent l'esprit des développeurs. Pourquoi ? Qu'est-ce qui justifie que ce passé extrêmement violent soit évoqué aussi brièvement et de façon aussi bancale ? Qu'est-ce que cela apporte au récit de l'extension Dragonflight en l'état ? Rien. C'est gratuit.
Finalement, et on ne le saura probablement jamais, qui est à l'origine de cette quête ? Quel développeur ou quelle développeuse s'est dit que minimiser des actes pareils dans un contexte pareil pour l'entreprise serait une bonne chose ? Quel responsable de la Team 2 a accepté que cette quête soit déployée de la sorte sur les Royaumes publics de test, aux yeux de tous ? Qui a estimé que cela délivrerait un message positif dans un monde où les agressions sexuelles sont encore trop souvent minimisées malgré les révélations successives que de trop nombreuses femmes subissent ce type d'acte (13 à 20% des femmes françaises interrogées indiquaient avoir été agressées sexuellement au moins une fois selon un sondage du HCE datant de 2022 par exemple) ?
Cette quête sera probablement retirée du jeu avant le déploiement du Patch 10.1.5, cela n'aurait rien d'étonnant tant elle est controversée. Reste à savoir si cela servira de leçon à l'entreprise, ou bien si d'autres idées aussi discutables verront le jour...