Le 22 mars dernier, Astralis annonçait la signature d’es3tag. Au premier abord, ce recrutement - bien qu’il s’agisse d’un transfert chez l’une des plus grosses équipes de CS:GO - aurait de quoi paraître plutôt banal. L’esport est un monde dans lequel les mouvements d’athlètes sont récurrents, et découlent des performances individuelles de ces derniers au sein des collectifs auxquels ils appartiennent. Jusqu’ici, rien d’extraordinaire donc, à l’exception d’une chose : aucun des cinq joueurs déjà présents au sein du club danois (sur un FPS qui se joue à 5 contre 5) n’a été écarté au préalable. Et aucun ne devrait partir avant longtemps.
Il s’agit en fait de l’addition d’un sixième joueur au groupe. D’un remplaçant. Pour bien contextualiser la situation : le monde des compétitions de jeux vidéo n’en est qu’à ses prémices, et la question même d’intégrer des remplaçants dans la pratique de disciplines collectives n’a jamais été réellement et pleinement discutée, par tous et pour tous, comme cela aurait dû être le cas. Une bonne occasion de (re)poser un nouveau débat sur la table : les remplaçants - les vrais, pas ceux qui servent juste de figuration ou « d’en cas de blessure » - peuvent-ils être utiles à une équipe esportive ? Mais surtout : comment les intégrer dans les différents systèmes d’organisations ?
Dans certains jeux d’esport, ils ont, par le passé, déjà prouvé leur utilité. On pensera par exemple à Eqo qui, sur Overwatch, avait squatté le banc de touche durant toute une partie de saison, avant de prendre spectaculairement, grâce à son talent et sa patience, la place d’un titulaire essoufflé de son équipe. Où à Falko qui, cette fois sur Rainbow Six Siege, s’en allait remporter la Pro League en partageant sa place, d’une map à l’autre, avec un autre compétiteur, dans le but de s’adapter aux stratégies adverses. Sur League of Legends, le titre compétitif le plus célèbre au Monde, la notion de remplaçant existe également.
Mais tout cela s’avère quand même très utopique. Puisque c’est une certitude : rares sont les Eqo ou les Falko. Surtout lorsqu’on dézoome ce phénomène à une échelle plus large que représente l’ensemble des jeux sur lesquels les organisations se sont montrées enclines, ou timides, au moment de franchir le cap de l’incorporation de remplaçants dans leurs sections.
Pourtant, l’idée d’intégrer des remplaçants dans une équipe est loin de se montrer farfelue, comme sortie d’un chapeau magique. Bien au contraire, cela serait très inspiré - une fois de plus en matière d’esport - du sport traditionnel. Et quand on imagine l’esport - moi le premier - comme étant un dérivé, une virtualisation du sport, qui aurait beaucoup à apprendre de son expérience, on se demande légitimement : pourquoi donc s’en priver ?
Des remplaçants, mais pour quoi faire ?
Lorsqu’on pèse le pour et le contre en matière de remplaçants, autant pour une équipe sportive traditionnelle que pour une variante esportive, la balance aura forcément tendance à pencher du côté des avantages. Ils sont très nombreux, à commencer par l’argument numero uno avancé par Zonic, le coach des Astralis, à savoir : la récupération.
CS:GO et son circuit compétitif ouvert sont peut-être la meilleure représentation des maux physiques et mentaux que l’enchaînement de compétitions peut infliger aux esportifs de très haut niveau. Des voyages, sans arrêt, aux quatre coins du globe, qui exigent de longs moments de préparation, mais aussi de repos, hélas pas assez suffisants, conduisant sur des joueurs qui se voient rapidement devenir des victimes de burn-out, à l’image d’un Alex qui quittait récemment Vitality.
Alors qu’avoir sous la main un groupe plus large de joueurs, c’est avant tout posséder la capacité d’exercer une rotation. Un moyen de viser une condition mentale et physique davantage opérationnelle pour l’ensemble, avec des êtres humains au top de leurs capacités tout au long de l’année. Parce qu’il y a ce pouvoir de faire souffler un joueur, peut-être lors d’un tournoi d’une importance moindre, pendant que l’on donne sa chance à un autre.
Ce qui nous mène rapidement sur un autre privilège à noter lorsqu’on évoque un groupe composé de plus de joueurs que de places disponibles le jour d’un match : a.k.a la compétitivité. Six joueurs pour cinq places ? Il n’existe - en principe - quasiment pas de meilleur procédé lorsqu’on veut tirer le meilleur rendement possible de chaque compétiteur. Ne pas évoluer dans un Rocking-chair jusqu’à la prochaine période de transfert, avec l’assurance de disputer tous les matchs même si on ne veut pas fournir les efforts nécessaires à l’entraînement ou lors des matchs eux-mêmes : cela semble être d’un intérêt non négligeable.
Instaurer une concurrence au sein même d’une équipe, rime ainsi - en cas de gestion saine - avec l’opportunité de compter sur des joueurs qui se battent pour obtenir et garder une place au sein de l’équipe des titulaires. Des joueurs censés donner le meilleur d’eux-mêmes la majeure partie du temps, en somme.
Comme un sérieux atout, la diversité tactique que peut offrir la profondeur d’un banc n’est pas non plus à omettre. Cela peut faire gagner des équipes. Avoir une marge de manœuvre plus ample, lorsqu’il s’agit de prendre des décisions stratégiques, ouvre très vite la porte à deux facteurs déterminants. Premièrement : une équipe peut devenir beaucoup moins prévisible, en fonction du roster qu’elle aligne, donc moins anticipable. Deuxièmement : l’adaptation face à l’adversaire peut se voir plus aisée, en fonction de la palette de joueurs possédés et leurs caractéristiques propres.
L’exemple de Falko utilisé en amont en est la parfaite illustration. Lors de la Saison 4 de la Rainbow Six Pro League (2017), alors que Penta Sports se préparait à affronter une équipe brésilienne portée par la suragressivité, le français a pris la place de son homologue allemand pour utiliser avec brio des gadgets qui allaient complètement priver les sud-américains d’informations et les faire complètement déjouer. Un savoir-faire et une adaptation criante qui n’auraient peut-être pas été rendus possibles s’il n’avait pas été là.
Plus loin encore, toujours dans la lignée des bienfaits conjugués à l’apport des remplaçants dans un collectif, se trouve l’idée du renouvellement. La vente ou le départ d’un joueur est une réalité qui touchera n’importe quelle équipe d’esport au cours de son existence. Que faire dans ce cas-là ? La normalité, dans la plupart des disciplines, a quasi systématiquement conduit au recrutement d’un nouveau joueur venu de l’extérieur. Avoir des remplaçants, qui partagent le quotidien d’un groupe et qui en absorbe la communication, la stratégie et tout un tas d’autres facteurs, lui permettra d’être davantage « prêt » de manière opposée à s’il venait juste de poser ses valises.
Là encore, d’autres exemples sont criants. Sur Rainbow Six Siege, encore, deux cas ont clairement poussé dans ce sens. Parti tenter sa chance aux USA, au sein de la division de Pro League qui est affiliée à ce bout d’Amérique du Nord, le jeune Alphama a dû patienter avant d’obtenir un visa lui permettant d’exercer sa profession de joueur de sport électronique. Un temps rapidement mis au profit de son intégration, via son incorporation préliminaire à l’équipe et la réalisation de tâches qu’on donnerait à un remplaçant, dont il a rapidement vanté les mérites. Dans un sens opposé existe l’Australien Virtue qui, avant de rejoindre récemment l’Europe de G2 Esports, avait commencé son épopée chez Fnatic en tant que sixième joueur, avec pour objectif premier de s’imprégner de l’équipe dont il finira finalement par en devenir la star principale.
À noter que sur cette question du renouvellement de joueur dans l’esport, certains pourraient miser sur les équipes ou championnats dits « académiques ». Une bonne idée, même si ces lieux tendront forcément à devenir des sortes de centres de formation, complémentaires aux équipes principales, plutôt que d’apporter une rétribution directe, similaire à ce que peut apporter le fait de composer avec des remplaçants qui, eux, peuvent vivre directement dans le groupe professionnel.
Avant de tourner la page du bienfait des remplaçants dans les organisations, il serait pertinent d’évoquer un autre impact que cela pourrait avoir si leur utilisation venait à se démocratiser dans la majorité des jeux esportifs. Je parle bien sûr de l’interaction des passionnés avec leur scène esportive. Savoir quelle composition les coachs ont choisi d’aligner - cette position de coach prendrait d’ailleurs davantage de poids - avant le coup d’envoi d’un Astralis - Na’Vi, pourrait avoir un côté excitant, avec une masse populaire qui débattrait sur l’idée des meilleurs joueurs qu’il faudrait envoyer sur le serveur, par exemple.
Vers de profonds bouleversements ?
Si intégrer des remplaçants dans une équipe paraît sexy au vu des avantages que cela procure, reste en suspens la question de l’intégration et la démocratisation de ce modèle dans l’esport. Une problématique expliquée par les désavantages que cela causerait. Culturellement, déjà, les joueurs n’ont que très peu été habitués à partager leur place avec d’autres compétiteurs durant les compétitions, ce qui impliquerait premièrement une bataille morale auprès d’eux pour l’acceptation de ce schéma. À en croire l’annonce d’Astralis, ce sont les joueurs eux-mêmes qui auraient demandé de faire ce grand saut, dans une discipline peu coutumière du fait, qui plus est. Mais tous les esportifs de la planète seraient-ils prêts à faire ce sacrifice et mettre leur place en jeu ? Pas sûr du tout.
Qu’en est-il des clubs ? Enrôler un professionnel, dans le monde de l’esport, comme partout ailleurs, demande de verser un salaire. Avoir six joueurs dans une équipe à cinq équivaut donc à verser six salaires, au lieu de cinq. Aujourd’hui, prendre un remplaçant, dans un écosystème esportif où beaucoup se sont pour l’instant vu investir à perte, s’avèrerait donc être un luxe, beaucoup plus qu’une option à la portée de tous. L’achat de joueurs pour monter une équipe est conséquent, et l’entretien qui s’en suit aussi. Sans parler de la recherche d’un staff de qualité, de plus en plus fourni à haut niveau, pour encadrer le tout.
Afin de viser la rentabilité d’un investissement lâché sur un remplaçant, il faudrait donc l’intégrer pleinement dans la routine d’entraînement et dans les compétitions, plutôt que de s’en servir de mascotte, ou de solution de dépannage. Le scoutisme - qui mériterait d’ailleurs sa propre réflexion - deviendrait ainsi d’autant plus important. Puisqu’il faudrait mettre la main sur des jeunes joueurs qui doivent prouver, des joueurs à fort potentiel méconnus, voire d’autres sur leur fin de carrière, pour se cantonner à des salaires un poil moins significatifs que ceux des joueurs stars de l’équipe.
Mais, même en partant du principe qu’une équipe accepte d’évoluer avec des remplaçants, et que son organisation accepte de verser des salaires en plus : cela va-t-il marcher comme ça, d’un claquement de doigts ? Non, puisqu’au-delà de ces conditions financières et idéologiques, viennent s’ajouter les problèmes de logistique. Dans le cas d’Astralis, pour que es3tag se sente à l’aise et puisse performer, il faudra qu’il soit traité de la même manière que ses coéquipiers, avec du temps d’entraînement et de compétition à se mettre sous la dent.
Problème : comment faire en sachant que les oppositions sur Counter-Strike, comme de nombreux autres jeux (LoL, DotA 2, R6:S,… ), se jouent en cinq contre cinq ? Surtout quand on ne peut pas se permettre de faire des changements de joueurs en cours de partie ? Quoi que… techniquement, cela serait faisable sur CS:GO ou Rainbow Six, en coupant la partie en son milieu - entre les changements de côté - et en la relançant avec les changements de joueurs effectués, mais cela pourrait difficilement se faire à d’autres moments de la rencontre sans impacter la dynamique, ou sur un MOBA tel que League of Legends. Très compliqué, donc, avec une preuve de plus que même les éditeurs sont encore loin de penser à ce cas de figure pour leur jeu.
Se pose enfin la question de la flexibilité. Si, comme nous l’avons constaté, se payer un remplaçant apparaît aujourd’hui comme un luxe, que dire du fait qu’il faudra peut-être un jour doubler chaque poste d’un effectif esportif ? Dans de nombreux esports qui comportent une part de stratégie, les athlètes d’une équipe ont ce qu’on appelle des « spécialités », souvent reliées à leurs attributs directs. Un joueur au tempérament agressif jouera un rôle spécifique au sein de l’équipe et utilisera des personnages ou des éléments de gameplay qui lui correspondent, qui mettent en avant ses principales forces. Un support, davantage posé et réfléchi, fera quasiment tout l’inverse de ce type de joueur. Sur League of Legends, on différencie ainsi le Jungler du Carry, ou du Support ; sur CS:GO l’Entry de l’AWPer et du Lurker ; sur R6:S, le Flex du Breacher…
Engager une personne, en plus, pour former un groupe de six au lieu de cinq, c’est exiger de cette personne qu’elle puisse remplacer n’importe lequel de ses coéquipiers au pied levé, et par conséquent qu’elle sache jouer l’ensemble des rôles de l’équipe. Ce qui, à haut niveau, est quasiment impossible. Et pose les bases d’une « flexibilisation » des joueurs dans leurs rôles. Ou, à défaut, une attirance de la part des clubs pour les profils les plus polyvalents. Puisque si l’esport tendait à voir se démocratiser des équipes avec des remplaçants, les esportifs devraient devenir capables de maîtriser plusieurs postes, afin de ne pas forcer leur structure à recruter un remplaçant pour chaque rôle primordial d’une équipe.
Astralis en guise d’étincelle ?
Un sacré bourbier, cette histoire de remplaçants. Une patate chaude qui peut diviser, mais dont Astralis pourrait bien être la clé. Son coach s’étant d’ailleurs montré très clair quant à la situation des triples vainqueurs en titre de Majors qui recevront définitivement es3tag en juillet : « nous aurons six joueurs dans l’équipe, et non cinq et un remplaçant. Certains joueront plus que d’autres, mais nous nous concentrons sur les performances à long terme et sur la santé des joueurs, et je pense que tout le monde participera à un tournoi ». Avant de poursuivre sur la routine de travail : « tout le monde participera à la préparation, à l’entraînement et au travail d’équipe (…) Je suis sûr que nous allons changer les choses au fur et à mesure, adopter et trouver des moyens nouveaux et améliorés pour les joueurs ».
Après tout, si cela vient d’Astralis, comment ne pas y croire ? Via diverses méthodes novatrices introduites par Kasper Hvidt dans l’esport (un gardien de but de handball multidécoré à la retraite, qui a joué pour l’équipe nationale danoise), l’écurie à l’étoile rouge est devenue une machine à gagner, si ce n’est la plus prestigieuse formation de l’Histoire de CS:GO.
C’est donc en toute légitimité qu’Astralis s’avance dans la peau de pionnier sur la question des remplaçants. Si les danois procèdent à ce que certains voient au mieux comme un coup de poker, ou au pire comme une mauvaise opération, il faut garder en tête que cela se fait surement avec un plan élaboré, pour prendre de l’avance sur les autres, une fois de plus.
Même s’il y aura des barrières, à commencer par certaines compétitions, comme les Majors de Counter-Strike, qui ne permettent pas aux équipes d’inscrire six joueurs et un coach. Rendant donc impossible la rotation de joueurs entre les matchs. Mais qui sait si Valve ne changera pas d’avis en étant convaincu à l’avenir par Astralis ?
Comme de nombreux autres points dans un esport moderne et en construction, il faudra du temps pour tester, analyser et tirer des conclusions sur ce genre de débat. Plus loin que sa sémantique, l’esport est-il une forme de sport ? Doit-il en devenir une copie ? Nul ne peut nier que les similitudes sont fortes. Si, pendant des siècles, le sport a appris de ses erreurs et s’est incroyablement structuré, ne serait-ce pas simple de s’en inspirer le plus possible ? Les Astralis, qui semblent en avance sur leur temps, font passer le message que oui. Alors, faisons comme tout le monde : observons-les.