Si vous aussi, vous avez envie de mettre la tête de votre petite sœur dans un presse-agrume quand elle vous lâche un « Pffff, les jeux de cartes, c'est que de la chance de toute façon » suite à votre passage légende sur Hearthstone, ne bougez pas, car cet article est fait pour vous ! Bon ok, la bougresse n'a pas totalement tort : ce topdeck Tirion de votre part n'était pas désagréable... Mais quand même ! La remarque a irrité le gamer et le stratège que vous êtes. Et c'est normal. Parce qu'Hearthstone est un jeu qui se veut compétitif, et que le mot d'ordre de la compétition doit être le talent, pas la chance.
Vous l'aurez compris, ici, on va parler de hasard, d'état de grâce, d'ironie du sort, de destin, de malchance... De tout ce qui chamboule et bouleverse les stratégies, les tactiques et les plans de jeu. La RNG (Random Number Generator, autrement dit le facteur de l'aléatoire dans les jeux vidéos), c'est pour beaucoup d'entre nous le démon maléfique au sourire malicieux qui s'est infiltré dans l'eSport. Ou plutôt que les développeurs ont laissé entrer !
« Pile tu vis, face tu meurs » : la sentence est bien connue par les joueurs de Hearthstone.
Yogg-Syndrome
Si le facteur chance joue le rôle du grand méchant dans l'histoire du jeu vidéo et de l'eSport au cours de ces dernières années, le facteur « skill », lui, est incontestablement le gentil héros aux bras musclés, venu rétablir l'ordre et la justice. Car tout l'enjeu du débat réside dans cette simple opposition entre le talent (c'est-à-dire le skill, la compétence, l'entraînement et la méthode de jeu) et la RNG (c'est-à-dire le hasard, l'imprévu). Le « bon » joueur, c'est celui qui, à force d'entraînement, de réflexion, d'optimisation, de stabilité dans le jeu, parvient à gagner ses matchs et à l'emporter sur des adversaires parfois mieux armés que lui. Le joueur « chanceux », c'est celui qui est parvenu à tirer profit d'un facteur aléatoire pour sortir victorieux d'un combat, et pour renverser la vapeur.
C'est un peu caricatural dit comme ça, mais on a tous un jour ou l'autre été frappé par l'ingéniosité d'un adversaire... ou par son incommensurable chance !
Dans le meilleur des mondes (ou le meilleur des eSports, au choix), la RNG n'a pas lieu d'être : les joueurs ne sont récompensés que grâce à leur pratique du jeu et leur sens tactique. Dans ce monde-là, les « bons » joueurs occupent tous le haut du tableau, et les joueurs chanceux n'existent pas ou ne gagnent rien. Mais force est de constater que Blizzard ne veut pas de ce monde net et propre, sans bavure. L'aléatoire, les développeurs l'ont poussé jusque dans les mains des meilleurs joueurs pro du monde, sans leur laisser le choix. La preuve pour Hearthstone avec la création de deux mécaniques de jeu : la « découverte », et l'adaptation. La première mécanique, apparue en 2015, demande au joueur de choisir parmi trois options, elles-mêmes tirées au sort parmi un certain nombre de cartes. Le joueur peut donc obtenir une carte à effet intéressant... ou pas. Blizzard récidive en 2017 avec Un'Goro et sa mécanique d'Adaptation, qui dote les serviteurs d'une aptitude sélectionnée parmi trois choix, elles-mêmes aléatoirement définies parmi dix aptitudes. Alors certes, la part d'aléatoire est moindre que dans la mécanique de découverte, et les retombées des cartes avec Adaptation sont assez facilement calculables en termes de probabilités. Toujours est-il que la RNG fait son bonhomme de chemin au fil des extensions. C'est sans compter les dizaines de cartes (souvent des gobelins au nez crochu et bourrés d'explosifs d'ailleurs...) qui mobilisent directement le facteur aléatoire une fois débarquées sur le board. C'est donc une certitude : sans être aussi machiavélique que Double-face dans Batman (faut quand même pas pousser), Blizzard a choisi le camp du chaos, plutôt que celui du beau et bien, en saupoudrant son jeu stratégique phare d'une bonne dose de hasard.
« Alors qu'on pense avoir tout fait à la perfection, le jeu lance un dé, et déclare qu'on a tout raté. »
- Greg Street, Riot Games
Qu'en dit la communauté ?
On ne va pas se mentir : sur l'autel du facteur aléatoire, beaucoup de claviers ont été fracassés, beaucoup de souris ont volé en éclats, et beaucoup d'écrans se sont transformés en puzzle niveau expert. Quoi de plus rageant que de voir son adversaire top decker la bonne carte ? Ou obtenir LE sort adéquat sur sa Glyphe primordiale ? Le facteur aléatoire, par essence instable, rend parfois victorieux le
moins bon joueur lors d'un duel. C'est par conséquent le premier producteur de frustration pour les joueurs, puisque Hearthstone, comme bon nombre d'autres jeux stars, fonctionne avec le principe du « plus tu joues, meilleur tu es ». Mais avec la RNG qui s'est généralisée dans nos jeux préférés, ce gratifiant principe est mis à mal. Et la communauté le sent bien... Grogne massive sur les forums, plaintes sur les chats... Les joueurs ne cachent plus leur mécontentement vis-à-vis de la chance dans l'eSport et le jeu vidéo. Même certains joueurs pros et streamers mettent en garde les développeurs : trop de hasard pourrait définitivement tuer les aspects tactiques des jeux. Lifecoach, fâché par l'apparition de la mécanique Adaptation, a explosé devant la caméra : « Vous ne me verrez plus jamais parler d'Hearthstone. J'en ai marre. ». Selon lui, Blizzard aurait sacrifié les aspects compétitifs et stratégiques de Hearthstone pour rendre le jeu plus accessible aux nouveaux joueurs. Pas facile pour les développeurs de défendre ce choix quand on sait que pour la majorité des joueurs confirmés, le skill doit être le seul facteur ayant de l'impact lors d'une game. Depuis, Lifecoach a enfoncé le clou en annonçant son départ officiel de la team G2, ainsi que la fin de sa carrière Hearthstone, lundi.
« Blizzard prend soin de l’expérience du joueur lambda, mais pas de celle du joueur pro »
- Adrian « Lifecoach » Koy
Chez Riot Games (concepteurs de League of Legends, ndlr), on a pris le problème à bras-le-corps en décembre 2016, dans une vidéo destinée à la communauté2, justifiant le choix de davantage de RNG dans le jeu. Greg Street, développeur chez Riot, dit comprendre les inquiétudes des joueurs : « On a tous connu un moment où, alors qu'on pensait avoir tout fait à la perfection, le jeu lance un dé, et déclare qu'on a tout raté. C'est très frustrant et ce n'est pas du tout ce que nous voulons faire. [...] Mais nous avons aussi besoin de l'aléatoire d'information : on vous présente une situation aléatoire, et vous devez faire des choix en conséquence », argumente-t-il.
Le joueur pro Adrian « Lifecoach » Koy a exprimé son ras-le-bol de la RNG.
Le prix à payer pour plus de spectaculaire
La voilà la principale raison qui a poussé les développeurs à embrasser le côté « dark » du facteur aléatoire ! Du fun et du spectacle, nom de nom ! La RNG est ce qui permet les retournements de situations les plus rocambolesques et les actions les plus surprenantes. Admettons-le : si les parties de Hearthstone n'intégraient pas le moindre facteur aléatoire, et se déroulaient en permanence de façon linéaire et sans accroc, le jeu serait plus fade et moins exaltant. Sans hasard, pas de top deck miraculeux, de cœur qui bat avant de poser une carte avec « Découverte », et de cri de joie après votre victoire à l'arrachée ! L'aléatoire apporte au jeu du spectaculaire, de la surprise et de l'excitation. Autant d'ingrédients qui sont nécessaires pour tout jeu qui aspire à devenir un eSport capable de tenir en haleine des milliers de spectateurs. Blizzard l'a compris : pour faire le show avec un jeu vidéo, la RNG est un mal nécessaire. Car faire le show c'est aussi l'une des ambitions de l'Esport, s'il veut acquérir ses lettres de noblesse à travers le monde : les parties doivent faire vibrer les spectateurs, rien ne doit être écrit à l'avance.
En un mot : les développeurs ont fait le pari de l'émotion plutôt que celui de la raison pour créer de la hype autour de leurs jeux. Un choix discutable, surtout pour les joueurs vétérans qui regrettent l'époque où le skill était roi.
La RNG au service des débutants : l'exemple de WoW
L'autre jeu star de Blizzard qui depuis quelques années a succombé aux charmes de la RNG de masse, c'est bien sûr World of Warcraft. Alors certes, les enjeux ne sont pas les mêmes car WoW n'a pas les mêmes prétentions eSportives qu'Hearthstone, mais le constat est identique : le facteur aléatoire s'y est généralisé. Les items légendaires et leur manière de proc, notamment dans les coffrets d'expédition, donnent au facteur aléatoire davantage de relief dans WoW : les plus chanceux voient leur ilvl faire des bonds en avant avec le stuff légendaire ramassé à la pelle, tandis que les éternels « maudits » de la RNG noient leur peine dans l'hydromel de Dalaran. Les récompenses rares tombent donc au petit bonheur la chance, plus que grâce au farming intensif, ciblé et nécessitant un entraînement régulier. Un rapide micro-trottoir dans les rues d'Orgrimmar, sur le serveur Archimonde, aide à vite apercevoir la division entre les vétérans nostalgiques et les joueurs qui tolèrent que la RNG de masse soit au service de l'accessibilité, en faveur des débutants. Au sein de la guilde The Dark Nights par exemple, axée PVE, on se montre plutôt compréhensifs vis-àvis des choix de Blizzard : « C'est pour équilibrer les niveaux, permettre à tout le monde de pouvoir entrer dans la cour des grands », lâche Baltivord. Pour Voxios, les procs aléatoires d'items lissent les niveaux de jeu et permettent « d'user d'effets qui seraient trop puissants si on pouvait décider de quand les utiliser ». Kagura conclut le débat en expliquant que la chance « rajoute un peu de piment, empêche de tomber dans la routine ». Côté PVP, on est beaucoup plus critique envers le choix de Blizzard de « casualiser » le jeu pour le rendre plus accessible et fun. Pour Oxsa, joueur de la guilde PVP Hellscream, Blizzard aurait « détruit définitivement le PVP » depuis Légion et les drops hebdomadaires d'objets PVP : « Je connais un gars qui est tombé trois semaines de suite sur la même bague. Imaginez la frustration... Je préférais le système PVP de WoD : les points d'honneur et de conquête pour choisir ce qu'on achetait. Là on nous mâche tout le travail... ».
Le système de légendaires présenté lors de la Blizzcon.
Il est pourtant clair que l'aléatoire est de manière générale mieux accepté dans WoW que dans Hearthstone. Le système de loot par exemple a toujours mis en œuvre la RNG sans déranger les joueurs outre mesure. En PVP la RNG se fait plutôt discrète et ne suscite pas l'indignation des gladiateurs en BG et arènes. On est donc loin du scandale hearthstonien autour de la chance.
Créer sa propre chance
C'est vrai : le facteur chance est coupable dans bon nombre de défaites immérités. Personne ne peut aujourd'hui dire le contraire. Mais soyons honnêtes : le propre du joueur talentueux, c'est de créer sa propre chance, de soumettre le facteur aléatoire à ses calculs et stats. Les mains de départ injouables, ça arrive, mais ça arrive moins avec un deck ultra curvé et travaillé. On dira ce qu'on voudra sur certaines victoires « chanceuses » de Pavel en compétition, sur sa réputation de « lucker » du haut niveau, mais le joueur doit surtout sa réussite à son sérieux, sa lecture de jeu et son travail. Que ceux qui ne sont pas d'accord tombent sur lui en LAN, pour voir...
Indéniablement, la RNG ne peut être rendue responsable de tous les maux de l'eSport et des jeux de stratégie. C'est un facteur comme un autre : aux joueurs de l'appréhender correctement et de s'adapter. Enlever le facteur aléatoire d'un jeu, c'est le rendre régulier, sans surprise, linéaire. Or l'eSport a besoin d'une once de folie et d'imprévu pour susciter la passion de millions de joueurs. Et puis autant se l'avouer : le top deck miraculeux, sauce « âme des cartes de Yu-Gi-Oh ! », c'est quand même vachement cool, parfois...