Tu fais partie du bureau de direction de France Esports. Quelles ont été vos plus belles réussites jusqu’ici en matière d’avancée ?
La principale, je pense que c’est d’avoir légalisé les compétitions esportives sur le territoire français. En faisant sortir, par une avancée législative, les compétitions de sport électronique du régime des jeux d’argent, comme les loteries ou les casinos. Ce qui a permis de créer un terreau fertile au développement du secteur. La deuxième avancée, toujours au niveau législatif, c’est la mise en place d’un statut de joueur professionnel. Même s’il n’est pas adapté à la réalité du secteur, et qu’on doit lui trouver un meilleur format, cela montre la volonté du gouvernement de reconnaître l’activité de joueur pro. La troisième grande avancée, c’est le baromètre France Esports, que l’on met en place chaque année depuis trois ans, qui est aussi une réalisation dont on est assez fiers.
Pourquoi ?
Jusqu’à présent, on manquait de données sur notre écosystème : savoir qui sont nos pratiquants, qui sont les fans d’esport sur le territoire. Tous ces éléments-là, qui nous permettent à nous, au sein du secteur, de comprendre quels projets développer. Mais aussi d’offrir des éléments de lecture aux pouvoirs publics qui peuvent être des financeurs potentiels de l’esport, et des législateurs qui favorisent son développement. Ce baromètre, aujourd’hui, constitue un outil extrêmement pertinent pour l’ensemble du secteur.
As-tu affaire à des membres du gouvernement français, de manière directe ? Quelle est la vision des politiciens sur l’esport, aujourd’hui, en France ?
On a des interlocuteurs qui sont privilégiés. Dans un premier temps au niveau législatif, avec certains parlementaires, que ce soit des députés ou des sénateurs. Ensuite, il y a tous les rendez-vous que l’on peut avoir avec les différents ministères et leur administration. Pour le ministère de l’Économie, de l’Industrie et du numérique, on va principalement aborder les enjeux économiques : la TVA à 5,5 pour la billetterie de compétitions, la régulation financière du marché, les contrats de joueurs, le nombre d’emplois dans la filière. Pour ce qui est du ministère des Sports, cela va plutôt s’axer sur les enjeux sociétaux, sur la formation et l’éducation. Pour le ministère des Affaires étrangères, ça va être la question de comment faire rayonner le territoire et l’expertise française de l’esport dans d’autres endroits du monde. Puis, au ministère de la Santé, cela va concerner les questions de santé publique et de la prévention sanitaire des joueurs.
Tu viens d’évoquer les contrats de joueur. Où en est cette question ?
En toute transparence ? Ça stagne. Et on ne pourra pas avancer sur le secteur tant que cette question ne sera pas résolue. La réalité c’est que, aujourd’hui, 97% des joueurs sous contrat en France sont sous un format d’autoentrepreneur, ou d’entreprise à leur nom réalisant des prestations de service. Ce qui me semble extrêmement précaire. On a à la fois les clubs qui se plaignent des cotisations patronales élevées et d’une fiscalité très lourde, ce qui constitue un frein à la compétitivité au niveau international. Et, en face, des joueurs qui sont particulièrement jeunes, et qui n’ont pas particulièrement conscience que leur statut est précaire. À juste titre, car quand tu as 18 ans tu veux vivre ta vie à fond, et entre un contrat qui te rémunère 2000 euros par mois en prestations de service, ou un contrat qui ne te rémunère que 1000 euros en étant salarié, quand tu as cet âge tu ne fais pas attention et tu prends les 2000. Donc on manque quelque part d’une prise de conscience des joueurs pour soutenir l’obtention de ce statut de salarié. Alors que dans tous les autres secteurs, les gens essaient de défendre ce statut.
Serait-ce vrai que de dire qu’il y a aujourd’hui un énorme fossé économique entre l’esport professionnel et l’esport amateur ?
Le développement de la pratique de l’esport au niveau professionnel et international, pour « l’esport qui se regarde » comme j’aime bien l’appeler, permet de donner de la visibilité au secteur, d’attirer des investisseurs et d’éveiller l’intérêt des pouvoirs publics. Tous ces aspects-là vont devoir indirectement bénéficier aux acteurs associatifs. Parce que depuis quelques années, on assiste à une structuration du haut vers le bas, avec d’abord des compétitions internationales et professionnelles qui sont créées, et comme point d’appui un esport vu avant tout comme une pratique commerciale. Et donc l’objectif, aujourd’hui, est de faire en sorte que cette pratique internationale, professionnelle et commerciale de l’esport, devienne une pratique locale, amateur et sociale. C’est un réel enjeu.
Sauf qu’il y a un mais ?
La limite que je vois à ça, c’est qu’à l’inverse du sport, il n’y a pas dans l’esport de reversement des aspects économiques, du niveau professionnel vers le grassroots (autre manière de dire le subtop, ndlr). Là où dans le sport, depuis la loi Marie-George Buffet, le sport professionnel reverse un pourcentage de ses revenus économiques au sport amateur.
Tu aimerais qu’une loi similaire soit votée pour l’esport ?
J’y serais effectivement plutôt favorable. Faire en sorte que les acteurs majeurs qui génèrent les plus gros revenus sur le secteur reversent un pourcentage, même infime, à une cagnotte collective qui servirait l’ensemble de l’écosystème, je pense que ce serait extrêmement fort symboliquement et utile économiquement, notamment pour participer au financement de la filière amateur dont émergent les talents qui seront recrutés par ces acteurs professionnels plus tard. Mais on en est pas encore arrivé là, et c’est pour ça que le tissu associatif a l’impression d’être oublié.
Ce tissu associatif a-t-il pleinement compris quels sont les enjeux qui le déterminent ?
Je pense qu’il faut bien dissocier les clubs professionnels des structures associatives. Ces dernières ne doivent pas forcément copier le modèle des organisations professionnelles. Ce que je pourrais reprocher énormément à certaines associations de l’esport, c’est de vouloir à tout prix devenir les prochains Vitality, et de n’avoir comme modèle que cette équipe, LDLC OL ou Gamers Origin. Je rejoins un peu Nicolas Maurer quand il dit que la pire place a avoir dans l’esport, c’est celle de l’entre deux. Soit tu fais partie du top, avec la visibilité qui l’accompagne, soit tu as un projet qui se situe dans le grassroots, avec une vraie valeur ajoutée. Mais si tu te situes entre les deux, c’est un peu végéter dans une zone qui n’est pas bénéfique. Et je pense qu’il y a trop d’équipes associatives qui veulent atteindre le top alors que ce n’est pas forcément le rôle d’une association.
C’est-à-dire ?
Certains ont tendance à oublier ce que sont les missions d’une association, et le modèle socio-économique qui l’accompagne. Ils veulent à tout prix rechercher des partenariats financiers privés, n’être présents que dans les meilleures ligues, et oublient que l’objectif principal quand on est une association, c’est d’offrir des services ouverts à tout le monde. Par exemple, quelque chose qui me gêne énormément, c’est le fait que des associations recrutent des joueurs. Pour moi qui viens du monde du sport, ça me paraît complètement aberrant. Dans mon club de basket, on ne recrute pas des joueurs. Ce sont des jeunes du quartier qui viennent d’eux-mêmes et, quel que soit leur niveau, on les prend. Parce que c’est le service qu’on offre. Ce sont des jeunes qui ont envie de jouer au basket, ils payent pour jouer au basket sous notre encadrement. Et je pense que dans l’esport on finit par oublier cet aspect-là. Notamment quand je vois des associations esportives qui refusent des joueurs parce qu’ils n’ont pas le niveau. Je me dis qu’on est en train de louper quelque chose. Parce que si ce ne sont pas les associations qui vont les aider, qui va le faire ?
Bonne question… Et pour ce qui concerne les aspirants esportifs professionnels : qui doit les former ? Leur apprentissage doit se faire via des écoles ? Via les clubs ? Ou d’autres entités ?
Pour moi, la formation des futurs pros doit passer par les associations et les clubs. Comme dans le sport. Ce ne sont pas des écoles qui vont pouvoir te former à devenir un joueur de haut niveau.
Comment ça ?
Le fait est qu’aujourd’hui, pour devenir un joueur de haut niveau, il faut que tu participes aux meilleurs championnats. Je prends le cas de ce qui se fait dans le sport : au basket, par exemple, les jeunes joueurs talentueux sont intégrés à l’INSEP (l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance), et l’INSEP a une place au sein de l’un des meilleurs championnats de basket en France. Alors que si tu es un joueur aspirant au très haut niveau de l’esport, que tu vas t’inscrire dans une école esportive, mais qu’au final tu ne participes à aucune compétition majeure en France, tu ne peux pas te confronter aux meilleurs et progresser. Ça ne deviendrait intéressant qu’à partir du moment où, en tant que joueur, tu disputerais au moins la deuxième division française d’un titre esportif. C’est un minimum.
Il faudrait qu’un système d’esports-études soit mis en place…
Bien évidemment, voir émerger des esports-études, j’en serais ravi, et certains dispositifs commencent à émerger. La TPA Academy avec LDLC OL, par exemple. Mais dans le milieu du sport, n’importe qui ne peut pas prétendre à réaliser ce genre de parcours. Il faut être identifié sur des listes ministérielles en fonction de tes résultats sportifs internationaux. Donc, dans l’esport, il ne faut pas que ça prenne simplement la forme d’un esports-études qui coûte 10.000 euros l’année… Dans le sport, les listes dont je parle visent à définir les sportifs de haut niveau en devenir, et je rêve qu’il y ait ça un jour ou l’autre pour l’esport. Cela déterminerait, avec des critères spécifiques, qui serait considéré comme futur esportif de haut niveau, avec par la suite des aménagements du temps de scolarité et d’autres avantages. Mais ma crainte c’est qu’aujourd’hui, dans certaines écoles d’esport, le droit d’entrée n’est que le fait de payer.
Question Covid-19 : certains observateurs racontent que la crise sanitaire actuelle profite à l’esport, dont la pratique se base sur du virtuel. Tu es d’accord avec ça ?
L’impact de la crise sanitaire sur l’esport est paradoxal. D’un côté, d’un point de vue médiatique, l’esport a pu bénéficier d’une visibilité sans précédent durant le confinement ; au moment où tout le contenu sportif et culturel s’est arrêté. Cela a permis, par exemple, de drainer une certaine audience sur les circuits compétitifs majeurs, que ce soit League of Legends, Counter-Strike et autres, qui ont battu tous les records. Par contre, le secteur esportif est dépendant majoritairement des sponsors et des investisseurs privés. Ces acteurs-là ayant été touchés de plein fouet par la crise économique, ils ont été poussés à réaliser des arbitrages économiques et financiers, et l’esport n’a pas du tout été leur priorité à ces moments-là.
Logique…
Aussi, l’esport est très dépendant des compétitions en physique. L’esport-spectacle, c’est sa principale vitrine. C’est notamment en LAN que les partenaires économiques se mettent en avant et gagnent en visibilité. Puis, on se situe dans un secteur encore en phase de maturation, où l’essentiel des acteurs qui travaillent sont souvent avec des statuts très précaires, d’autoentrepreneur, d’indépendant ou de freelance. Et ce sont des gens qui se sont retrouvés parfois à l’arrêt. Donc la situation n’est clairement pas évidente. Les compétitions en ligne ne seront pas une solution à long terme. C’est vraiment un substitut de fortune, et l’avenir de l’esport reposera sur la capacité, lors de la sortie de la crise, à organiser de nouveau des tournois en physique.
En parlant d’avenir : où en est le débat de l’esport au sein du Comité International Olympique ?
Ce qui a été décidé par le CIO, c’est que l’esport n’est pas reconnu comme un sport, et il ne sera pas une discipline olympique. Ça a déjà été balayé, depuis octobre 2018. Par contre, depuis plus d’un an et demi, il y a un groupe de travail, au sein du mouvement olympique, qui réunit à la fois des acteurs tels que les comités internationaux olympiques et les fédérations internationales sportives, des acteurs de l’industrie esportive, dont la plupart des éditeurs les plus importants, mais aussi des équipes, des joueurs et des organisateurs d’événements.
Sur quoi travaillent-ils ?
Il y a deux grands axes qui se sont dessinés : la volonté, sur tous les jeux de simulation sportive, d’accélérer la collaboration et les partenariats entre le monde du sport et de l’esport. Donc, en gros, proposer aux fédérations internationales de mettre en place des circuits compétitifs et regagner le contrôle de la propriété intellectuelle de ces jeux-là.
Il y a des résultats ?
Dans certains cas, ça fonctionne bien, dans d’autres non. Virtual Regatta et son partenariat avec la Fédération Internationale de Voile, parce que c’est un jeu qui a un rayonnement relatif dans l’esport, à l’image de la fédération, ça fonctionne. Par contre, si tu prends le cas de la FIFA avec la licence FIFA, c’est tout de suite plus compliqué. Parce que la FIFA est la fédération sportive la plus importante, et Electronic Arts est l’un des éditeurs les plus puissants. Donc la collaboration est beaucoup plus délicate quand on aborde la question d’abandonner la propriété intellectuelle du jeu du côté de l’éditeur.
Et pour les jeux qui ne sont pas des simulations sportives ?
Counter-Strike, League of Legends, Rainbow Six Siege : pour ces jeux-là, la stratégie olympique est davantage portée sur les joueurs eux-mêmes. C’est-à-dire apporter les mêmes outils aux athlètes esportifs que ceux que le mouvement olympique offre aux athlètes sportifs.
Tu es le papa d’une petite fille de 3 ans. Selon toi, à quoi ressemblera le monde de l’esport lorsqu’elle arrivera à sa majorité ?
Aucune idée, je ne suis pas devin (rires). Mais quand elle arrivera à sa majorité, donc dans 15 ans, vu la vitesse à laquelle le secteur avance, j’imagine que la structuration aura bien évolué ; qu’il y aura des nouveaux jeux majeurs, même si je souhaite aux jeux historiques d’être toujours présents. Je pense que l’encadrement aura beaucoup évolué, que des lieux de pratique auront émergé un peu partout, et qu’on aura compris la nécessité de former, avec des parcours diplômants, les formateurs et les joueurs. Je pense qu’il y aura une démocratisation accrue de l’esport. Et qu’il sera beaucoup plus évident de voir ses enfants se rendre à un cours d’esport le mercredi après-midi, de la même manière qu’ils peuvent aujourd’hui aller au judo. Je pense qu’on aura de l’esport sur les temps périscolaires au collège ou au lycée. De la même manière que tu vas choisir l’atelier théâtre ou l’atelier Badminton. J’espère qu’on aura aussi un peu évolué sur les questions de société, comme la diversité du genre, et que l’on verra beaucoup plus de femmes réussir dans des disciplines esportives collectives.