Olof, ALEX, Kjaerbye, gla1ve, Xyp9x, et bien d’autres. Une pléthore de pseudos célèbres, dont l’énumération ici même prend une tournure d’hommage à des guerriers tombés au front. Que peuvent-ils bien avoir en commun, outre le fait d’évoluer (ou d’avoir évolué, si l’on doit employer la bonne temporalité) au plus haut niveau de la scène Counter-Strike ? Ni plus ni moins qu’une « petite » dépression les ayant poussés à se retirer temporairement - et plus si affinité - de leur milieu professionnel. Tous usés, par des conditions de travail embrassant très souvent les limites du raisonnable.
La question principale étant : le burnout, ou épuisement professionnel en V.F - phénomène de surmenage apparaissant dans le cadre d’un travail - de ces compétiteurs ne serait-il finalement pas logique ? On le sait : un être humain n’est pas un robot fait de pièces de métal et de processeurs puissants. Parlons plutôt de chair et de sang, mêlés à un esprit sensible. Il s’agirait donc de ne pas trop tirer sur la corde au moment d’exploiter son savoir-faire et son savoir-être. Dans le cas précis de Counter-Strike, la tendance du burnout s’impose vraisemblablement de plus en plus. Et rien ne semble paré à enrayer ce grand bazar.
Parce que les joueurs sont pressés comme des citrons depuis trop longtemps ? Oui. Ce qui fait réagir depuis quelque temps la presse, les observateurs de la scène, les structures impliquées, certains experts recrutés à bras le corps par les clubs qui souhaitent éviter de perdre à tout jamais leur(s) joueur(s). Mais ne semble pas encore marquer assez ceux qui sont finalement aux commandes : l’éditeur du jeu, Valve, et les organisateurs de tournois, tels que l’ESL ou BLAST pour ne citer qu’eux, grands artisans des principales compétitions qui rythment le circuit professionnel de la discipline. Jusqu’à quand ? There is ze question.
Aux origines du phénomène
Au commencement, il y a la fatigue. Et surtout l’incapacité à sortir de cet état. Qu’elle soit physique ou mentale, cette fatigue provient de toutes sortes de process. On pensera d’abord à la charge émotionnelle provoquée par le combo entraînements-déplacements-compétitions, ultra-intensifs dans l’univers compétitif de Counter-Strike. Avec une note toute particulière à l’intention des voyages dans l’espace-temps.
Pas besoin d’étaler des théories tirées de Prigogine, Bergson ou même Kant, pour se rendre compte que les équipes de Counter-Strike voyagent trop. Beaucoup trop. Imaginez le PSG à une extrémité du globe toutes les deux semaines, se levant à Madrid, pour se coucher à Shanghai, avant de s’envoler plus tard pour New York. Cela ne tiendrait pas. Et pourtant, une équipe comme Vitality s’est coltiné un rythme similaire, fin 2019.
Une DreamHack disputée en Suède début octobre, un déplacement en Turquie en fin de mois, suivi des IEM à Beijing-Haidian en novembre, la Pro League à Londres entre temps, sans oublier un petit détour par Moscou pour bien finir l’année : il faut bien s’accrocher. D’autant plus quand on sait que sauter de fuseau horaire en fuseau horaire n’est pas ce qu’il y a de mieux pour obtenir un sommeil équilibré et participer à de longues sessions de travail quotidiennes. Le principe de récupération ? Beaucoup trop négligé, apparemment.
Les acteurs esportifs englués dans ce système ont-ils de toute façon le choix ? La réponse est non. Contrats avec un club, un club lui-même sous contrat avec des sponsors (et dans certains cas des géants de l’industrie comme l’ESL), grandes responsabilités, pression, salaires que l’on n’aurait peut-être pas eu la chance d’avoir en dehors de l’esport… On ne joue plus par passion ni pour s’amuser, mais pour garantir la satisfaction d’entités plus puissantes que son employeur, elles-mêmes désireuses d’épurer les besoins d’un consommateur bien installé à la maison. Jouer jusqu’à s’épuiser, c’est donc pour vivre, et dans certains cas survivre, que le joueur le fait en fin de compte.
Certains diront que ce pattern de professionnalisation - réaliser des prestations contre de l’argent pour payer sa vie - est logique, normal, et ils auront raison. Sauf qu’ils omettent au passage que cela reste voué à l’échec dans un milieu qui se veut encore en construction - l’esport moderne comme il se répand étant très jeune - et dénué de tout encadrement qui se respecte. Sans fédération, sans appui des états et de leur pouvoir législatif, sans une institution capable de gérer ces questions sanitaires et psychologiques, l’esport reste un monde aussi sauvage et opportuniste que celui qui avait été foulé pour la première fois par un certain Christophe Colomb, avant d’y amorcer un génocide.
Pour réagir face au mal plus ou moins naissant des burnouts dans l’esport, certaines organisations esportives - qui en ont les moyens - ont décidé de plébisciter de manière récurrente des préparateurs mentaux ou des psys, tirés parfois du monde du sport classique. Juste histoire d’arroser l’incendie avec un pistolet à eau. Une utopie, sur un plan large, puisque voué à bricoler dans le but de réparer ce qui ne va pas, au lieu de s’attaquer directement au cœur du problème : l’organisation sur tous les plans d’un circuit bancal.
Cœur toujours, avec l’activité physique. Encore bloqué au portillon de la sémantique et d’une pseudo-lutte sociale pour savoir si « lE I-spOrt c Un sPoRt oU pAs ? », le débat (et l’usage) de l’activité physique en complément de l’esport, reste bien souvent éloigné ou stérile (au choix) des discussions publiques de la profession. Pourtant, comme l’avait fait remarquer Pierre Ratier pour le site So Foot, « dans l’e-sport, la difficulté est que comme il n’y a pas de dépense physique pendant l’activité, les joueurs emmagasinent beaucoup plus de tension psychologique ».
S’il est aujourd’hui très compliqué d’ancrer dans les coutumes de l’esport qu’une activité physique complémentaire est essentielle pour évacuer le plus possible de stress et améliorer l’équilibre d’un athlète, et que l’on repousse toujours plus loin l’exigence attendue auprès des esportifs de Counter-Strike (et même d’autres disciplines), le burnout n’est finalement qu’une simple conséquence. Une patate chaude, un vilain petit caneton que l’on souhaite cacher à la cave. Mais qui fait de plus en plus de bruit. Et qui finira bien par éclater au grand jour comme il se doit.
Virus, étoile danoise et maladies mentales
À trop vouloir jouer avec le feu, l’esport pourrait bien perdre ce qu’il a finalement de plus précieux : les joueurs, artistes et stars d’un univers, qu’on n’hésite plus à jeter en pâture pour satisfaire les besoins de l’entertainment. Le schéma est toujours le même pourtant, au détour des équipes touchées par l’étendue du problème : les joueurs enchaînent des tournois dont la répartition dans le temps laisse à désirer, ne peuvent pas refuser de jouer sous peine de se voir écartés ou coupés d’une partie de leur salaire, n’ont que trop peu de congés pour récupérer, et emmagasinent un maximum d’énergie négative.
Et si l’on aurait pu penser que la crise du Covid-19 allait mettre un frein à toute cette machinerie, et bien pas du tout. Les déplacements ont vu leur cadence diminuée oui, mais les échéances de tournois, elles, se sont accélérées. Comme jamais. La population mondiale enfermée chez elle et prête à consommer du CS:GO à foison ? Une aubaine pour certains organisateurs d’événements. Le pire étant que certains venaient de signer des accords (c.f ceux du Louvre), avec des clubs, contenant des clauses d’obligation de participer à des tournois pour ces derniers.
Retranchés chez eux, les joueurs de Counter-Strike on dû continuer d’alimenter le cirque, passant parfois d’une finale disputée la veille, à l’ouverture d’un autre tournoi majeur le lendemain. C’est le cas, par exemple, de G2 Esports, qui à peine sorti d’un Bo5 en finale de la DreamHack Masters 2020 le 14 juin dernier, s’en allait jouer Vitlality moins de 24 heures plus tard en opening des finales européennes du BLAST Premier. Vous l’aurez compris : l’équilibre n’est plus. Et la motivation disparaît logiquement, chez certains, dans certains cas.
Les conséquences du burnout s’annoncent pourtant catastrophiques pour toutes les institutions de l’esport. Loin d’être prenables à la légère, elles impliquent des situations d’irritabilité de la part d’un joueur envers son collectif, un dégoût pour le jeu, voire une communauté tout entière, un décrochage complet, des pertes de performances, et tout un attirail d’événements négatifs et funestes pour la carrière de ce dernier.
Si la scène de CS:GO est plus touchée que les autres, c’est tout compte fait parce qu’il s’agit de l’une des places les plus libéralisées du paysage esportif. De manière paradoxale, certains des plus prestigieux tournois de la catégorie y prennent place, la scène étant sans arrêt alimentée d’histoires et d’enjeux, qui en font une discipline plaisante à suivre. Sur plein de points, on parle de l’un des esports les plus vieux et évolués à ce jour. Le problème étant que personne n’est visiblement capable de taper du poing sur la table et de mettre le holà au moment où la condition humaine se positionne en victime. Peu organisée, la scène du jeu de Valve - qui conserve toujours une position très reculée sur ces sujets, finalement - semble livrée à elle-même.
Son calendrier annuel, tout du moins, est une vaste blague. Surtout en comparaison de la structuration plus ou moins récente d’autres titres esportifs. League of Legends (Riot Games), DotA 2 (Valve, comme quoi...), Rainbow Six (Ubisoft) : toutes ces licences ont vu leur éditeur mettre en place un circuit régionalisé, faisant s’affronter les équipes en fonction de leur continent d’abord, puis lors de grandes finales mondiales espacées dans le temps, ensuite. Ce qui a pour mérite de livrer un calendrier plus ou moins stabilisé et d’éviter les voyages transcontinentaux mensuels. Les décideurs de CS:GO, à force de vouloir préserver de leur côté un écosystème compétitif composé uniquement de bribes de règles et de tournois mondiaux à gogo, risquent gros à ne pas suivre cette démarche.
Les grognements sont réels, et plus que jamais annonciateurs d’une future crise. Le meilleur exemple étant celui d’Astralis. Les départs - à moitié camouflés, il faut le croire - de gla1ve et Xyp9x cachent un malaise bien plus profond qu’il n’y paraît. Forcément, quand la plus grande équipe de l’histoire de CS:GO se casse la figure après avoir remporté trois mondiaux consécutifs, ça la fout mal.
En première ligne de tout ça se trouve Kasper. Mais qui est Kasper ? Pour ceux qui ne le sauraient pas, il n’est pas un gentil fantôme, mais celui à qui l’on attribue certains mérites, et certaines méthodes d’entraînement jugées rigoureuses du côté de l’écurie danoise. Pour simplifier le speech, l’ancien joueur professionnel à haut niveau de handball est celui qui tente visiblement de « sport-iser » le plus possible ce qui est devenu au fil du temps l’une des équipes pratiquant les jeux vidéos les plus performantes, tous esports confondus. Une méthode qui aurait des limites ?
Pour Richard Lewis, journaliste reconnu du milieu, et réceptacle de plusieurs informations exclusives, ce serait le cas. Selon lui, de sombres histoires se trament du côté du géant nordique. Avec en première ligne des demandes de départs en vacances qui auraient été repoussées sans cesse. Une charge de travail trop intense, aussi. Mais ce n’est pas tout, puisque certaines sources lui ont révélé qu’une pression aurait été mise sur les joueurs, en marge de la crise du Covid, pour baisser les salaires. À bout de souffle, victimes de cette situation interne, les joueurs - on parle des meilleurs dans leur catégorie - ont dû aller jusqu’à demander des arrêts prolongés à de vrais médecins, pour s’éloigner du jeu et de la compétition.
Si Astralis, via plusieurs communiqués, dont celui de son Directeur Sportif, a rétorqué en se vantant d’une nouvelle approche de la compétition par le recrutement de remplaçants, dans le but de faire tourner et préserver la santé de ses joueurs, il semblerait que cela soit plutôt une tentative de rafistolage de dernière minute. Toujours est-il que - peu importe que l’on soit pro-Kasper ou non - des départs prématurés à la retraite, il n’y a pas que du côté de chez Astralis qu’il y en a. Puisque Olof évolue chez FaZe, qu’ALEX est toujours sous contrat avec Vitality, et que de nombreux autres clubs vivent une situation similaire. Alors, à qui la faute ?
Le syndicat des joueurs comme seule porte de sortie ?
On aurait beau retourner le problème dans tous les sens - faute de l’éditeur ? des organisateurs d’événements ? des clubs ? du public ? de Kasper ? - le constat serait le même : les choses doivent bouger. Mais pas de la main de n’importe qui. Plutôt par les doigts affûtés des joueurs eux-mêmes. À choisir entre subir et partir, ou bien se battre, certains ont visiblement choisi leur camp, et force est de constater que c’est sûrement par eux que passera le salut de tous.
Voici le moment parfait pour introduire la Counter-Strike Professional Players Association (CSPPA). Sortie du bois le 29 juin 2018, il s’agit de la première association aussi ambitieuse à avoir vu le jour dans l’esport. Ses missions ? Répondre aux préoccupations des joueurs professionnels, et agir dans leur sens pour divers intérêts : conditions de tournois, environnements de travail et contrats. À un tournant de son histoire, son besoin d’intervention ne s’est jamais fait autant ressentir. C'est notamment elle qui avait mené les dernières négociations quant à l'actuelle période de Player Break.
Après tout, si ce n’est pas elle, alors qui ? La machine des burnouts est déjà si bien lancée qu’elle semble difficilement stoppable. À qui la faute ? Personne, tout le monde se renvoyant la balle. Au point de penser écologie, et cette célèbre phrase de St-Exupéry : « Nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants ». Traduction : plus que de mobiliser les esportifs déjà présents, ce sont les futures générations de joueurs qu’il faudra toucher.
La question de la formation étant d’ailleurs bien souvent mise de côté, au même titre que la santé et l’hygiène des esportifs modernes. Qui pour prendre en main la jeunesse ? Là encore, la question fait débat. Les éditeurs ? Ils n’ont aucun intérêt (financier du moins) à agir sous forme de fédération, nous l’avons déjà compris. Les clubs ? Certains peuvent y voir un intérêt de gain de performances, mais là encore, rien n’est rendu obligatoire.
Persistent alors d’autres acteurs que l’on oublie souvent, et dont l’importance n’est pourtant pas à minimiser : les petites structures associatives, celles où les joueurs font quasiment systématiquement leurs premiers pas. Le problème étant qu’il s’agit dans la plupart des cas de groupes de bénévoles - dont font partie des coachs pas forcément coachables -, pas ou peu formés à la question de l’éducation des apprentis gamers professionnels.
Rien d’étonnant, donc, à voir des jeunes se lancer corps et âme dans l’esport, sans aucune notion de temps de relaxation, de temps de récupération, de limitation d’heures de jeu et d’entraînement, de la moindre structuration autre que celles apprises sur le tard. Tout se jouant au talent et à l’audace, à celui qui try-hardera le plus, quitte à fragiliser sa santé. Et pas à celui qui optimisera le mieux ses temps d’entraînements, et pourra tirer le meilleur de lui-même, tout en préservant un équilibre de soi.
Le pire étant que leurs modèles, les joueurs professionnels en place donc, sont impliqués dans la spirale infernale en l’ayant en partie construite (on pensera notamment à l’explosion des salaires et par conséquent des attentes qui les accompagnent), continuant d’alimenter ce qui est aujourd’hui devenu une norme. L’interrogation étant désormais : comment mettre un coup de balai ? Comment trouver un vaccin ? En l’état, la diaspora des joueurs regroupés en association pourrait représenter au final la solution la plus concrète pour faire bouger tout ce tintouin et trouver un remède aux burnouts.
Il n’y a qu’à prendre l’exemple du tennis, un domaine compétitif très ouvert, dont le circuit est éparpillé au-delà des frontières, à l’instar de la scène Counter-Strike. Celui-ci est géré par l’ATP, qui était dès le départ une association créée par et pour les joueurs. C’est elle qui organise par exemple le calendrier annuel, décide de quand aura lieu tel ou tel tournoi, fait voyager ses stars d’est en ouest pour limiter les effets du déplacement dans le temps. Mettant - d’un point de vue extérieur en tout cas - beaucoup plus en avant le bien être de ses athlètes que ne le feraient d’autres individus qui n’ont jamais pratiqué.
Parfaitement souligné par Richard Lewis, le fait est qu’un homme, tiré du sport lui aussi, œuvre en coulisse pour structurer l’esport qu’est Counter-Strike, et pourrait bien changer la donne en s’érigeant en grand syndicaliste. Ce gars, c’est Mads Øland, ancien directeur de la Fédération danoise de football (DBU), qui a intégré la CSPPA en janvier dernier, après 23 ans de bouteille du côté du ballon rond. Avec plus de deux siècles de syndicalisme sportif, et une multitude de grèves mémorables initiées, il sera intéressant de voir ce qu’il prépare pour la scène professionnelle de Counter-Strike. Son premier coup d'éclat - pousser les joueurs d’Astralis à se rebeller contre leur direction à grands coups de certificats médicaux - laisse en tout cas présager des étincelles.
On le sait, l’esport a besoin de se structurer. Sur tous les plans. Mais à force de se battre pour théoriser des écosystèmes, à savoir à quelle sauce les circuits devraient être pensés - ouverts, franchisés ou hybrides -, entre autres, nous en avons peut-être trop souvent oublié le bien-être des acteurs principaux : les joueurs. Ces cerveaux, sans qui le spectacle ne pourrait avoir lieu. Des êtres humains qu’il va falloir traiter comme tels, plutôt que comme des animaux de cirque que l’on trimballe aux quatre coins du globe pour y réaliser des représentations. Sinon, les cas gla1ve et Xyp9x se multiplieront, et le show général n’en ressortira qu’appauvri. La spirale continuera à broyer les nouveaux joueurs, et cela ne peut être une solution si l’on souhaite voir une scène esportive telle que CS:GO perdurer à travers le temps. Parce qu’après tout, nous sommes bien là pour ça, non ?
Photo de couverture : Acer