Qui aurait pu prévoir que les joueurs du Stream Esport allaient être libérés de leur structure à l’heure où ils se positionnent comme l’un des collectifs les plus performants au monde sur Rainbow Six ? Très peu de personnes, si ce n’est aucune. Leaders du Championnat d’Europe de la discipline, la Pro League, qualifiés pour le Six Major d’août, à Raleigh, et finalistes des deux derniers événements internationaux, voilà en effet une récompense bien triste et surprenante pour eux que de devoir s’inscrire sur les listes du Pôle Emploi de l’esport.
Comment en est-on arrivé là ? C’est très simple : Crapelle et ses hommes ne sont finalement que les victimes d’un phénomène qui devrait toucher encore d’autres équipes du haut niveau « Rainbowsixéen » . Ou comment une licence comptant déjà 4 années d’esport bien remplies dans ses cannes et visant de s’installer dans le tier one, va devoir entreprendre un virage essentiel pour la suite de son histoire si elle ne souhaite pas devoir gérer un énorme boxon sur sa scène pro.
Comme souvent, une affaire de gros sous
Exposé au grand jour, le cas des Looking For Org met le doigt sur un sacré mal de tête pour Ubisoft : celui du manque criant d’un modèle économique stable et pérenne pour l’ensemble des acteurs de son show compétitif. Comprendre : pour un club esportif sur Rainbow Six, il est aujourd’hui impossible d'empocher des revenus de la billetterie d’un match disputé dans un stade ; de créer un point d’ancrage géopolitique fort, facilitant le marchandising avec les fans ; ou de tirer d’importants profits sur la revente de droits de diffusion. Mais surtout, faible est la capacité pour une organisation d’attirer les billets des sponsors et des investisseurs afin de subvenir à toutes les dépenses liées à l’engagement financier du haut niveau.
Pourquoi ça ? Assurément parce que les potentiels acteurs dotés d’amples moyens monétaires sont frileux à l’idée d’injecter des pièces dans la machine esportive de Rainbow Six sans avoir la garantie d’obtenir un retour sur investissement. Logique : entre la forte probabilité de relégation d’une saison à l’autre pour un roster et le fait qu’une place en Pro League appartienne pour l’heure aux joueurs et non aux structures qui leur versent un salaire, il est très compliqué d’envisager des projets fructueux à long terme. C’est ainsi que sur Rainbow Six, hormis l’apport de cashprizes par Ubi dans ses différentes compétitions, la principale motivation des structures réside aujourd’hui dans leur présence ou non dans le « Program Pilot ».
Dans les traces d’un League of Legends
Le program pilot ? C’est la mesure principale qu’a amorcée Ubisoft pour gagner la confiance des géants compétitifs de l’esport qui voudraient franchir la barrière de son FPS. Pour faire simple : parlons de partage des gains réalisés sur la vente d’items aux couleurs des structures retenues dans ledit programme. Une solution opérée autrefois par Riot Games pour son jeu star, LoL, aux alentours de 2016 ; dans le but de conserver, comme Rainbow Six tente de le faire aujourd’hui, un modèle épousant le système de promotion et de relégation tout en assurant une forme de partenariat économique viable avec les équipes engagées dans ses ligues. Alors que chez Ubisoft l’accès à ce partenariat ne se fait pas automatiquement pour toute organisation participant à un championnat professionnel, mais sur dossier, la mesure paraît quoiqu’il arrive un brin légère pour instaurer un climat de prospérité sur le long terme.
C’est ce qui fut en tout cas rapidement constaté du côté de la scène LoL, plaidant très vite en la faveur de quelque chose d’encore plus poussé. Quelque chose qui deviendra il y a peu de temps, après 6 années passées sur une formule sportive classiquement européene, le franchising du circuit professionnel de League of Legends par Riot Games. Avec comme grandes lignes directrices : l’acquittement d’une somme par les structures désireuses d’entrer dans un championnat majeur, la fin des relégations découlant sur davantage de garanties pour les équipes ; sans oublier un partage équitable, entre l’éditeur, les clubs et les joueurs, des versements perçus dans le cadre de la compétition. Pub, sponsors, droits de diffusion et investissements externes, en tête d’affiche. Autrement dit : une autoroute vers la money et la professionnalisation. Une autoroute dont la scène R6 semble très éloignée, elle qui se trouve actuellement embourbée dans un chemin de terre.
La franchise, applicable à Rainbow Six ?
On le sait : Ubisoft reste attaché au fait d’avoir la mainmise sur ses compétitions. Pas question, donc, de vendre son jeu à une multitude d’organisateurs de l’esport comme peut le faire un CS:GO. Alors, comme Riot Games qui s’était affranchi de l’ESL et des IEM pour organiser son propre circuit professionnel, Ubi aurait peut-être tout intérêt à se mettre sur la piste de la franchise. Il faut dire, aussi, que les schémas compétitifs des deux jeux se ressemblent déjà de manière évidente. Le Six Invitational faisant fortement écho aux Worlds, lorsqu’un Six Major rappel un MSI, qu’une R6FL vient de sortir du bois non sans ressembler à une LFL et que les Pro League continentales sont déjà en place et pourraient sans problèmes muer vers l’équivalent des LCS ou du LEC.
Bien évidemment, une telle révolution poserait la question des scènes locales. La Challenger League disparaitrait alors certainement pour laisser place aux championnats nationaux qui fleurissent actuellement avec abondance sur la scène R6. Une parallèle de plus avec ce qu’avait orchestré Riot Games en sortant de terre les European Masters, compétition réunissant deux fois par an les champions de chaque pays européen. Dit autrement : une sorte de Ligue Europa, façon esport, pour conserver une chance de voir des équipes et des joueurs émerger vers le plus haut niveau ; mais qui a pour limite le fait de n’offrir aucune passerelle vers les Majors ou les ligues franchisées.
Le changement, c’est maintenant ?
S’il est finalement impossible de parier aujourd’hui sur les futurs moves d’Ubisoft après 4 années d’esport sur Rainbow Six (Riot ayant pour sa part attendu 6 ans avant de se lancer dans la franchisation), deux idées peuvent se détacher désormais quant à l’avenir de sa scène professionnelle. Premièrement : doit-on renforcer un écosystème élitiste où moins de la moitié des équipes de Pro League sont actuellement éligibles au Program Pilot ? Ou doit-on céder, comme League of Legends, Overwatch et Call of Duty l’ont fait, aux chants des sirènes du franchising qui propulserait - prématurément et sans une visibilité maximale - Rainbow dans le grand bain ? Une seule certitude se détache alors de ces interrogations : avant de penser franchisation de sa scène Rainbow Six, c’est avant tout avec soi même qu’Ubisoft va devoir être franc. Et faire des choix radicaux, sous peine de voir la formidable expansion de son esport prendre une sacrée claque.
Crédit photos : Rainbow Six Esports Brasil