Le 10 septembre dernier, Cloud9 — puissante organisation de sport électronique nord-américaine — annonçait la contractualisation du joueur de Counter-Strike ALEX. Une annonce plutôt surprenante, puisque le cyberathlète sortait alors d’une longue période de break due à un épuisement professionnel. Mais pas aussi surprenante que la forêt cachée derrière cet arbre. « Le nouveau chapitre de Cloud9 sur CS:GO et la tête de notre Colosse sont arrivés », tel était le message intronisant le nouveau projet entourant l’ancien leader de Vitality, a.k.a le projet Colossus.
Quelques jours auparavant, des miettes menant à ce chantier de grande envergure avaient d’ailleurs déjà été disséminées. Premier indice : Henry « HenryG » Greer était annoncé comme Manager général d’un line up qui n’allait pas tarder à être dévoilé, avec Aleksandar « Trifunović » kassad à sa tête dans le costume de coach. Le tout sous fond de promesses : nous n’allions pas être déçus des annonces qui allaient être faites. On ne demandait plus qu’à voir.
Cloud9, l’acteur qui pèse dans le game
Dans le microcosme qu’est l’esport, lui-même placé sur la carte du gaming, Cloud9 n’est pas n’importe qui. Son histoire, sa croissance et son business modèle forcent le respect. Bien que sa création repose essentiellement sur un coup de poker réalisé par son père fondateur : Jack Etienne. Moment flash-back : nous sommes en 2013, et celui qui sert de couteau suisse à la direction de Team SoloMid — un géant de l’esport américain déjà en place — décide de bouleverser son destin.
À coup de 15 000 de dollars, il s’offre les services d’une équipe prometteuse de League of Legends et fonde sa propre structure. Cloud9 voit le jour. Et au sortir d’excellents résultats sur les serveurs de la LCS (la ligue nord-américaine de la licence), conjugués à des opérations marketing de qualité, le coup de génie se transforme en un sérieux candidat au titre de meilleure organisation d’esport du continent.
Au-delà de la faille de l’invocateur, Cloud9 vit une grande expansion stratégique et commerciale. La structure s’implante sur de nombreuses autres disciplines au fil des années. À tel point qu’aujourd’hui, en plus de LoL, la marque officie sur un nombre incalculable de scènes esportives, aux genres bien variés. Valorant, Fortnite, Overwatch, PUGB, Rainbow Six Siege et Counter-Strike pour ne citer que ces principaux FPS, mais aussi du Versus Fighting, du MOBA, du jeu de cartes, et même des échecs (oui, par le biais de penguingm1) : la firme est littéralement présente partout en matière de pratique professionnelle du gaming.
Plus loin que cette forte présence compétitive, Cloud9 possède même d’importants streamers et créateurs de contenus en son sein. Et comme si cela ne suffisait pas, la firme, via son dirigeant, a très vite compris qu’il y avait un coup à jouer avec l’incubation de talents. C’est ainsi qu’à une époque où le circuit professionnel de League of Legends n’était pas encore franchisé, Jack Etienne procéda à la formation de joueurs, via une équipe académique, la future formation de FlyQuest, qu’il revendra — une fois son ascension en LCS achevée — pour 2,5 millions de dollars.
En marge de tous ces bons coups, Cloud9 est toujours parvenu à attirer les gros sous des investisseurs, et a accru de facto sa puissance financière. En résumé : en partant de 15 000 dollars d’investissement personnel, Jack Etienne — par l’intermédiaire de son club — est devenu au fil des ans un céphalopode de l’esport, très doué dans le business, et à la tête d’un véritable empire. Il serait donc difficile de remettre sa gestion en cause lorsqu’il s’agit de parler billets verts, communication et sport électronique.
Colossus, on l’espère sans pieds d’argile
Sur Counter-Strike : Global Offensive, Cloud9 fait littéralement partie des meubles. Depuis 2014, le club a connu une participation régulière en Majors, les plus prestigieux tournois que cette scène peut offrir à tous ses acteurs. Même si c’est en 2018 que, là encore, Cloud9 va faire la différence.
Cette différence, c’est une victoire à Boston face à FaZe Clan, synonyme de premier sacre en Major de Counter-Strike pour une structure venue de l’Amérique du Nord. Un fait qui n’a toujours pas été égalé jusqu’à aujourd’hui, et qui relève de la surprise générale, tant Cloud9 semblait faire office de simple underdog à ce moment.
Mais que sont devenus les auteurs de ce sacré storytelling ? Pas grand-chose, à vrai dire. Les résultats des champions du Monde se sont effondrés en 2019 et 2020, jusqu’à ce que Cloud9 ne devienne plus qu’un nom que l’on murmure comme s’il s’agissait du gloire du passé endormie. Ou du moins une organisation capable d’exister principalement parce qu’en capacité de s’adjuger une place à un million de dollars dans la flambant neuve ligue franchisée Flashpoint ; qui ne lui offrira par ailleurs qu’une bien maussade quatrième position au terme de sa première saison.
Symbole d’un écart de niveau et d’ambitions par rapport au gratin mondial, son dernier roster n’est par exemple jamais parvenu à rentrer dans le top 10 du classement de référence HLTV en un an d’existence. L’ESL, plus gros organisateur de tournois de la discipline, ne l’a pas non plus vraiment inclus dans ses plans lorsqu’elle a signé un pacte avec les plus puissantes équipes du top. Sûrement las de jouer les seconds rôles sur une scène américaine en perte de vitesse, et bien en dessous de sa potentielle capacité, la direction de Cloud9 a donc décidé de poser son grand coup de balai. Et de relancer pour de bon sa section CS en lançant le programme Colossus tourné autour de nombreux joueurs européens.
Ce qui nous emmène sur la piste de sujet principal : le recrutement réalisé autour du famoso projet. Avec, en tête de liste, le Manager HenryG, pilier expérimenté de Counter-Strike, capable d’assumer aussi bien le rôle d’analyste que de commentateur esportif, ou de personnalité encadrante d’une équipe. Tel un technicien de Football Manager aux moyens limités, mais plutôt conséquents, ce dernier a ainsi pu rassembler des joueurs au fort potentiel pour aligner désormais cinq noms plutôt clinquants sur sa feuille de match.
Ces patronymes, ce sont ceux d’Alex « ALEX » McMeekin (ancien leader de Team Vitality), William « mezii » Merriman (ex-GamerLegion), Özgür « woxic » Eker (ex-pépite de mousesports), Ricky « floppy » Kemery (repêché de l’ancienne équipe Cloud9), et Patrick « es3tag » Hansen, auteur de très belles prestations chez Astralis lors de la conquête du club danois en Pro League en début de mois.
Si ce recrutement complet de plusieurs joueurs internationaux ne fait clairement pas dans le neuf — Complexity et OG l’ont par exemple fait l’année dernière de manière plus ou moins remarquée — il y a néanmoins quelque chose d’assez inédit autour de ce mercato XXL.
Il s’agit de l’étalage en public des chiffres liés aux opérations commerciales des transferts réalisés. Entre buyouts et salaires lâchés sur la place des réseaux sociaux et des communiqués de presse, il est rendu possible de calculer le coût total des opérations : près de deux millions de dollars pour es3tag, un peu plus d’un et demi pour ALEX, autour du million pour woxic, un demi-million pour mezzi, et 432 000 dollars pour floppy, dont seul le salaire est à prendre en compte puisqu’il exerçait déjà au sein du club.
Au total, et comme le résume très bien Dorian Costanzo, co-président de VaKarM, « une nouvelle équipe CS:GO ayant pour ambition d’entrer dans le top 10 mondial coûterait donc 6 millions de dollars sur trois ans. » Une somme plutôt conséquente, clairement. Même si c’est bien sûr la publication officielle des montants qu’il est intéressant de se pencher, tel l’œil de Sauron scannant la terre du milieu.
Pourquoi dévoiler publiquement ces chiffres ?
Dans un milieu esportif où les projets naissent aussi vite que les startups aux moments forts de la Silicon Valley (avec des retombées économiques bien moindres, il faut le préciser), et dans un univers esportif où parler de chiffres est quasi systématiquement tabou, cela peut paraître très étrange de lâcher de telles valeurs en pâture.
Très risqué, aussi, puisque l’on dévoile son jeu, quand les autres peuvent continuer d’avancer dans l’ombre. Alors pourquoi ? Pourquoi HenryG et Cloud9 ont-ils accepté d’imiter certains clubs issus du sport traditionnel, comme le football, ayant pour obligation de diffuser des communiqués sur les transferts bouclés ?
Pour se vanter d’une certaine capacité d’investissement et bomber le torse ? Est-ce un coup marketing pour faire fortement parler du projet dans la presse, la communauté, et le milieu professionnel ? Ou est-ce pour faire changer les choses sur une scène CS:GO, et même une scène esportive tout entière qui doit encore gagner en transparence et en structuration ?
Finalement, débattre sur les deux premières raisons exposées ci-dessus ne serait qu’une perte de temps face à aux retombées positives et essentielles que peut impliquer la troisième. Celle de la capacité de promouvoir la professionnalisation du secteur. Autrement dit : peu importe la forme, tant que le fond est là, palpable et qualitatif. Le fond étant ici la possibilité pour tout l’esport de suivre la locomotive Cloud9 en communiquant davantage à l’avenir sur les salaires, les clauses de rachat de joueur, et potentiellement les primes.
Pour Nicolas Maurer, à la tête de la partie business de Team Vitality, « la vision défendue par Cloud9 est bonne, car saine pour l’écosystème à long terme. La problématique se situe à aujourd’hui, car les équipes ont des enjeux très différents les unes des autres, avec également un historique de concurrence qui se nourrit de la non-transparence de certaines informations. En revanche, plus on se dirigera vers des systèmes fermés ou semi-fermés, tel que les franchises, plus ça fera sens de fonctionner avec des montants publics, car ils seront encadrés dans un système plus global et la transparence deviendra non seulement la norme, mais carrément une obligation. »
Avant d’ajouter : « On va continuer à suivre l’évolution de ce sujet qui est très discuté entre les propriétaires d’équipe. Même si une autre grande difficulté d’aujourd’hui est que les joueurs n’aiment pas vraiment dévoiler ces informations… »
Le football comme figure de proue
Les joueurs n’aimeraient donc pas dévoiler ce genre d’informations ? Compréhensible. Mais auront-ils le choix ? This is the question. Plus l’esport se structure, plus — parfois à l’encontre de la volonté de certains qui aimeraient préserver sa pureté — il se rapproche du sport traditionnel dans son articulation et sa gestion économique.
Logique : le sport est une grande source d’inspiration pour le sport électronique, de par sa similitude sur de nombreux points. Les circuits de compétition, la gestion et le rayonnement des clubs, l’entraînement des athlètes, l’engouement des fans, la partie business… Bien qu’il manque par dessus tout aujourd’hui des fédérations compétentes pour réguler les pratiques — elles sont pour l’heure remplacées au pied levé par les éditeurs de jeu (vous avez dit problème d’éthique ?) — recopier certains des procédés ou manières d’opérer tirées du sport peut donc s’avérer être un gain de temps et d’énergie pour les décideurs de l’esport et ceux qui en tirent les ficelles.
Logique, là encore : il s’agirait de ne pas oublier qu’il y a près d’un siècle, le football faisait face aux mêmes problématiques que l’esport rencontre aujourd’hui. À savoir se structurer, et se démocratiser. Et même s’il n’a pas toujours évolué en bien, son aura et sa capacité à générer de l’argent dans le monde entier sont aujourd’hui incontestables. Partant de ce principe, jamais plus on ne souhaiterait du côté du ballon rond revenir en arrière sur certains points, comme le fait de dévoiler les détails croustillants d’un transfert de joueur.
En réalité, dévoiler publiquement les opérations financières permet de savoir où l’on pose les pieds. De différencier la valeur de plusieurs compétiteurs, de plusieurs effectifs, et de plusieurs écosystèmes. S’il veut évoluer, le monde de l’esport doit s’affranchir d’une grande quantité de questions. Celle de la transparence des chiffres, qu’ils soient d’audience ou de valeur marchande, n’est de ce fait pas étrangère à ce besoin.
Un avis partagé par Philippe Rodier, ancien joueur de Counter-Strike, puis coach esportif (notamment de la première équipe CS:GO de Vitality), passé maintenant du côté de l’écriture dans les domaines du sport et de l’esport : « cette façon de procéder va permettre de placer les joueurs face à leur réalité. Quand le public connaît ce genre de chiffres, il sait où appuyer pour critiquer les joueurs et cela va apporter une forme de pression positive, si les joueurs sont résistants mentalement. »
Pour celui que l’on surnommait faculty, « il n’est pas surprenant que cette façon de procéder soit initiée par une équipe américaine : cela colle parfaitement à la démesure parfois de leurs ambitions, et la volonté d’être des pionniers en plus d’être une locomotive importante de l’esport mondial. Cloud9 cherche à renforcer avant tout l’aspect « institution » de son équipe : on sait exactement qui a les clefs du camion et cela place directement l’équipe dans une ambiance réellement professionnelle. Il existe une hiérarchie à respecter. »
Selon lui, « cela va apporter une transparence importante. Si on prend l’exemple du transfert de blameF vers compLexity précédemment, le montant de son transfert et de son salaire ont également été révélés. À l’époque de ce transfert, blameF était un très bon joueur avec un potentiel terrible pour mener une équipe vers le succès. Cependant, son palmarès était vierge et il paraissait étonnant d’avoir accordé un tel montant salarial à un joueur sans achievements notables. Donc à partir du moment où le public esport et surtout les agents d’autres joueurs de son acabit connaissaient ces montants, il paraît évident que chacun allait réclamer un équivalent. Dans les faits, cela peut permettre d’obtenir une forme « d’équilibre » au sein de la grille salariale qui permettra d’avoir plus de transparence dans les négociations entre joueurs et structures. »
Business is business
À l’heure où l’on tente de normaliser et introduire le show qu’est l’esport dans tous les foyers ; à l’heure où l’on se demande jusqu’à quel point on peut bouleverser le cœur et la retransmission des différents esports pour les rendre encore plus consommables, parlants, et spectaculaires ; à l’heure où la question de la santé des athlètes et leur formation fait fureur ; à l’heure où les modèles de ligues se mettent en place pour durer plusieurs années en jouant avec l’argent qui ne sera pas extensible à l’infini ; et à l’heure où l’on ne sait toujours pas comment évoluera le monde des compétitions de jeux vidéo sur le long terme… Il s’agirait de peut-être se bouger, faire les bons choix et éclaircir un peu notre horizon ?
Il sera difficile pour l’esport de passer de nouveaux caps sans la puissance des investisseurs, des sponsors, des annonceurs, et des diffuseurs, tout en voulant se préserver du côté business qui semble vouloir se positionner de manière parfois trop virulente sur le territoire de la passion. Mais comme le martelait Nicolas Maurer dans une interview (de Philippe Rodier, tiens, tiens), « on peut dire que « c’est passion ou business », mais si c’est juste la passion on ne fait rien, et si c’est juste du business également. »
Il faudra donc que chacun y mette du sien, que l’équilibre soit trouvé. Que l’on protège les joueurs des burnouts et qu’une bonne pratique de l’esport soit adoptée partout, tout en demandant à ces derniers d’être transparents par rapport à la valeur marchande générée par leur savoir-faire.
Peut-être que l’événement Colossus de Cloud9 sera l’étincelle destinée à allumer la flamme du reste de l'industrie esportive ? Qui sait ? Il y a tout à construire, et les principaux chantiers seront déterminants. Avec pour principale difficulté et facteur X le fait de se confronter sans cesse à un marché en constante évolution. Les choses changent : « À mon époque, mon transfert de don’Touch vers Esport-Eu s’élevait à 150€ », resitue faculty. « On ne vit clairement plus dans le même monde… » Et ce n’est pas prêt de s’arrêter.
Crédit des photos non copyrightées : HLTV