"Je vous remercie @FortniteGame, pour tout. J'ai eu la chance de réaliser ce que peu de gens ont eu le plaisir d'accomplir." C'est sur ces mots que Psalm, top 2 à la Coupe du Monde Fornite 2019, annonce son retrait de la scène compétitive après deux ans au sommet. Depuis quelques semaines, la colère des joueurs professionnels monte. Bon nombre d'entre eux se sentent délaissés par l'éditeur au dessein flou et à la communication jugée apathique. Depuis mars, Nate Nanzer, ancien Head of Competitive pour Fortnite, est devenu responsable des partenariats mondiaux. À ce jour, aucun recrutement n'a été annoncé et personne n'est officiellement en charge de l'esport. Les problèmes récurrents, le manque de réponses, ainsi que le vent de fraîcheur apporté par Valorant, vont constituer dans les prochains jours un tournant majeur dans l'histoire - brève mais intense - de l'esport sur Fortnite.
La genèse
Nous sommes en 2011. Dans les bureaux d'Epic Games, on célèbre la sortie de Gears of War 3 en organisant un game jam. Le "game jam", c'est un défi durant lequel des développeurs doivent créer un jeu dans un temps donné. Une idée émerge alors : mêler les jeux de construction, à l'instar de Minecraft, et les jeux de tir. En 2017, Fortnite : sauver le monde, est lancé. Quelques mois plus tard, et les succès de H1Z1 et PUBG, un mode gratuit voit le jour : le Battle Royale. Deux ans plus tard, le jeu compte 250 millions de joueurs. En 2019, il génère 1,6 milliards d'euros de chiffre d'affaire. Le jeu est un phénomène comme rarement - pour ne pas dire jamais - il y en a eu auparavant dans l'industrie.
Pour y parvenir, Epic Games y a mis les moyens. Le jeu est disponible sur 5 plateformes différentes et sur la base d'un game as a service : disponible gratuitement, et proposant des achats cosmétiques en jeu. Au départ, grâce à ses graphismes cartoonesques, il comblera les plus jeunes. Sa mécanique de combat / construction achèvera de convaincre les joueurs de FPS et les compétiteurs chevronnés.
Sur le papier, la recette est idéale. Fort de sa grande fédération, le jeu drague les investisseurs, les équipes et donc les joueurs professionnels. Très vite, la scène esport voit le jour et se structure. Les parties personnalisées n’existent pas. Les compétiteurs se donnent un top départ, lancent la partie au même moment et tombent pour la plupart dans la même game. Ce sont les prémices des premiers tournois. Malgré un jeu encore jeune, de mauvaises conditions d’entraînement et des serveurs bancals, le résultat est prometteur : le jeu a un avenir esportif.
La place de l'esport
Pour de nombreux joueurs occasionnels, l'esport peut sembler inintéressant, voire inconnu. Pourtant, sa place au sein de l'écosystème d'une licence est primordiale. Il va rassembler les meilleurs parmi les meilleurs, pour donner ses lettres de noblesse au jeu. Les joueurs vont sans cesse le challenger, le pousser vers ses limites, les dépasser. La compétition, c'est la vitrine d'un jeu, celle qui va nous dire haut et fort : voilà ce qu'on peut réussir à faire avec beaucoup d'entraînement, de temps, de talent et de sacrifice. Le monde compétitif va cimenter les bases d'une licence, en y créant une communauté active mais surtout profondément passionnée.
Da manière plus cartésienne, la compétition va permettre d'attirer des sponsors, des publicités et façonner un circuit économique solide. La création et le développement des tournois vont permettre de fidéliser les fans de compétition et les professionnels qui partageront parfois leur gameplay avec leur communauté, contribuant à la promotion du jeu. Au début de Fortnite, les vidéos "World Record" et les streams de tournois étaient les contenus les plus demandés et visionnés.
Le début de l’ambiguïté
Du côté d'Epic Games, la réponse ne se fait pas attendre : Fortnite lance les Skirmish. 8 semaines de compétitions, 8 millions de dollars de prize pool. Soit 2 millions de plus que pour la finale de League of Legends la même année. Le jeu devient alors l'OVNI du monde vidéoludique. Sa popularité explose, les streams se multiplient, les tournois aussi. En quelques mois d’existence, le jeu devient incontournable. C'est le début du paradoxe.
Alors que des sommes astronomiques sont investies de manière hebdomadaire, le jeu semble pâtir d'une multitude de bugs que la communauté s’efforce de faire remonter, en vain. Epic games semble se délester de toutes ses responsabilités en injectant toujours plus d'argent dans les prize pool. Mais les joueurs n'en démordent pas : il y a des problèmes et il faut les résoudre. En fin de partie, les serveurs sont impraticables : trop de personnes sont réunies dans une zone restreinte, les fps sont en chute libre, certains sont même immobilisés quelques secondes, avant de mourir sans pouvoir agir.
Plus embêtant encore, la scène compétitive est mise à contribution - à ses dépends - pour mettre en lumière les nouveautés du jeu. Avant chaque tournoi majeur, on assiste, la veille, à une mise à jour de contenu qui vient bousculer entièrement la méta, balayant d'un revers de manche toutes les stratégies mises en place des semaines durant par les équipes.
Les IEM Katowice de 2019 en sont l'exemple parfait. Les 50 meilleurs duos du monde sont réunis dans un tournoi majeur à 500 000 $. Fortnite lance sa nouvelle saison sur le thème des pirates, et décide d'y faire jouer les compétiteurs, faisant fi de leur demande d'utiliser un patch précédent. Résultat : les participants n'ont que quelques heures durant la matinée pour se mettre au fait de la toute nouvelle carte et des objets présents. À chaque nouvelle partie, des joueurs ne parviennent pas à rentrer dans le lobby. Ceux utilisant les canons (mécanique implantée quelques heures plus tôt) se retrouvent alors figés en l'air sans solution. Certains spawn sans pioche, d'autres crashent...
À ce jour, Fortnite est resté dans cette dynamique. L'éditeur semble vouloir dissocier au minimum la compétition des parties normales. On a donc pu assister à des tournois où certaines ressources surpuissantes, en quantités limitées, étaient disponibles, désavantageant inéluctablement ceux qui n'y avaient pas accès (bulles, robots, avions, épées...). On met en avant les nouveautés par le prisme de l'esport et les compétiteurs doivent composer avec. S'ajoutent à ça l’éternel débat de l'aide à la visée sur manette qui divise la communauté, un mode classé inefficace, les patchs notes qui ont cessé d'être publiés du jour au lendemain... Autant de couacs aussi vieux que le jeu pour lesquels Epic Games applique la technique de l'autruche. Les joueurs se sentent délaissés, incompris, voire même lésés, et les contestations se multiplient.
Quand on est compétiteur sur une licence, on l'aime, on la chérit avec passion, parfois si fort qu'on finit par la haïr. Les pros de Fortnite qui partent en croisade contre l'éditeur sont devenus monnaie courante. Ils connaissent le potentiel de leur jeu et ne supportent pas de le voir prendre une telle direction. Alors, quand Fortnite a annoncé travailler sur la stabilité des serveurs, les joueurs ont enfin vu la lumière au bout du tunnel.
Mais c'était sans compter sur l'arrivée de Valorant. Le nouveau jeu de Riot a commencé à faire du pied aux compétiteurs, poussant le Battle Royale à agir : dans la foulée, ils ont annoncé les Fortnite Champion Series. Sans avoir eu le temps de corriger le moindre bug. C'est sans doute cet énième écart qui a achevé d'enterrer la motivation de nombreux joueurs historiques de la scène comme Poach, Hoppy, Deadra, Psalm... D'autres continuent, bon gré mal gré, en pestant sur l'organisation. Ce qui devait être l’événement majeur de la saison est vécu par de nombreux joueurs comme une corvée, certains lançant même Valorant entre deux parties compétitives.
Fortnite a t-il vraiment besoin d'une scène compétitive ?
La question peut sembler en désaccord avec ce qui a été dit plus haut et pourtant, elle doit être posée. Toutes les réponses aux problématiques énoncées se cachent peut-être dans ce constat : Fortnite ne voit pas - ou plus - de grand intérêt dans l'esport. Pour Epic, il se pourrait que l'aspect compétitif n'ait été qu'un tremplin. La communication du jeu s'est particulièrement développée grâce aux grosses sommes d'argent déboursées dès le début. Aujourd'hui, la renommée de Fortnite n'est plus à prouver et les décideurs n'ont sans doute plus de raison de développer le secteur.
Comprenons-nous bien : Fortnite n'est sûrement pas en train de mourir. Le jeu compte certainement son plus fort taux de joueurs actuellement, le confinement aidant. Seulement, la compétition ne rencontre peut-être pas le public escompté. Le jeu compte plus de 250 millions de joueurs. En tout, 2,3 millions d'entre eux ont assisté à la grande finale de la coupe du monde, soit 0,92%. En comparaison, League of Legends, qui en compte 100 millions selon les dernières sources officielles, a rassemblé 3,7 millions de spectateurs pour son événement majeur. Beaucoup plus de spectateurs, et pourtant moins d'utilisateurs.
La plupart des joueurs occasionnels prennent toujours autant - si ce n'est plus - de plaisir. Le jeu est dynamique et drôle à jouer. Depuis ses débuts, Fortnite est dans une dynamique de "casualisation". C'est-à-dire que le jeu doit être accessible au plus grand nombre. Que ce soit sur téléphone, Switch ou console et peu importe son niveau, on doit pouvoir prendre du plaisir à jouer. En 2018, un détenteur de Nintendo Switch sur deux possédait le Battle Royale. Pour Fortnite, le compétiteur chevronné, ce n'est pas (plus ?) la cible.
Et cela se ressent dans la manière de faire vivre l'esport. Pour le premier grand événement, le Winter Royale, Skite empochait 75 000 $. Suivi par un grand nombre de joueurs à travers le monde, le tournoi était plus hype que jamais. Cet hiver, la seconde édition est passée inaperçue. Pourtant, 15 millions de dollars étaient mis en jeu. Seulement, la politique a changé. Désormais, Fortnite veut récompenser unilatéralement les joueurs. Que vous soyez sur téléphone, ou sur ordinateur, les prix seront sensiblement les mêmes. Sur ces 15 millions, le meilleur joueur européen a empoché 9 000 $. Cependant, 45 000 joueurs ont été récompensés. On ne veut plus favoriser les plus forts, on veut donner la sensation que le gain est accessible à tous.
Sur une plateforme comme Twitch, où l'aspect compétitif est important, tout cela se ressent sur les statistiques. Anciennement abonné à la première place, Fortnite occupe péniblement le 5ème rang des jeux les plus regardés à l'heure actuelle.
Il serait difficile de tirer des conclusions sur les projets du jeu dans le futur. Chez les professionnels, la colère et la frustration s'accroissent chaque jour et l'arrivée de Valorant devrait bousculer l'ordre établi. L'annonce d'une Coupe du Monde en 2020 aurait pu donner un second souffle à la communauté, mais la situation sanitaire mondiale actuelle bloque tout espoir d'organisation. Fortnite arrive inévitablement à un tournant de son histoire : soit il décide de s'investir fermement et durablement dans l'esport, soit il s'en détache. Mais cette position d'entre-deux deviendra de plus en plus lourde à porter au fil du temps.