Une question entoure de manière récurrente les performances livrées par la formation de Rogue (N.D.L.R anciennement Giants, LeStream Esport) : pourquoi l’équipe n’arrive pas à performer autant qu’en online lorsqu’elle évolue en LAN ?
Nous avons toujours axé le développement du projet autour de la stabilité, du moyen et du long terme. Cette ligne directrice influe bien entendu sur les choix de joueurs, les méthodes de travail, l’encadrement. Et là où on a pu remarquer à quel point elle portait ses fruits sur la régularité - en faisant de nous l’équipe européenne qui a disputé le plus de LANs internationales majeures sur la dernière année calendaire -, on est conscient qu’il reste des solutions à trouver et un déclic à déclencher pour les formats plus courts et intenses que sont les LANs.
D’un point de vue extérieur, quand on observe l’équipe dans ses pires moments, les visages des joueurs, il y a comme une impression de mélange entre de la résilience et du fatalisme…
Avant même de développer, je te répondrais clairement que non, personne dans l’équipe n’accepte cette situation !
En fait, il y a parfois cette impression que personne n’arrive à apporter une dose de caractère adéquate pour s’adresser au groupe et le bousculer. Est-ce juste ? Où notre impression est-elle biaisée par rapport à des choses qu’on ne peut voir, parce qu’interne au groupe ?
Nos joueurs ont des âges différents et chacun leur manière de digérer les contre-performances, mais ils partagent cette pudeur et ce professionnalisme d’essayer au maximum de régler ce qui doit l’être, ou d’avoir des réactions d’humeur, aux moments appropriés. Tu ne les verras donc pas avoir de gestes d’humeur ou craquer face caméra. Même si la colère et la tristesse sont évidemment bien présentes, tout ça s’exprime dans l’intimité. À côté de ça, ton questionnement sur la force de caractère est légitime et une réalité chez nous. On travaille à trouver l’équilibre entre les compétitions plus longues, comme les saisons de Pro League qui demandent tout l’inverse en termes de caractère et de réactions, et les LANs, pour lesquelles tu dois te métamorphoser et savoir jouer aussi avec le cœur et les tripes.
On ne remettra jamais en cause la dimension stratégique du lead de hicks, un génie du jeu, mais qu’en est-il de son leadership ? Ne serait-ce pas à lui de justement bouger tout le monde quand la situation se tend ?
Je ne reviendrais pas sur l’importance et la plus-value qu’Hicks apporte au collectif, car ton expression « génie du jeu » exprime bien ce qu’il est en tant que lead in-game. Il faut bien comprendre que chaque joueur a des qualités, du talent dans des domaines spécifiques, et c’est autour de cela que tu façonnes ton collectif. C’est un joueur qui a une capacité d’observation, de compréhension, et donc de réaction en temps réel phénoménal, mais qui a forcément le caractère plus réfléchi et introverti qui va avec. Nous n’attendons donc pas de Hicks ce leadership-là. Et c’est pour cela que les rôles de leader en jeu et de capitaine sont bien distincts chez nous, à la charge de deux joueurs différents.
On peut donc imaginer de Crapelle ou de risze - via leurs positions de coach et de capitaine - qu’ils sont les mieux lotis pour tout ce qui tient de l’approche mentale des compétitions. Comment décrirais-tu leur façon de faire ?
Le coaching de Crapelle est principalement axé sur l’aspect tactique. Sa vision et son expérience en Pro League permettent de recentrer et d’accompagner le collectif et les joueurs dans le travail quotidien, sur leurs axes de progressions. Ça leur permet d’avancer sur leurs objectifs personnels, définis ensemble au préalable. Le capitanat de risze est la résultante d’un constat : il cumule l’expérience du plus haut niveau, la maturité que peut avoir un cadre de son âge dans un collectif esportif, et la soif de vaincre qui l’habite et qu’il transmet autant que possible à ses coéquipiers. C’est quelqu’un dont l’implication et les sacrifices, dans un projet, servent d’exemple pour les plus jeunes qui se construisent toujours en tant que joueurs et professionnels.
Petit instant de curiosité : Crapelle est-il davantage présent avec les joueurs durant les matchs en online de Pro League, pour interagir presque en direct, qu’en LAN ?
Crapelle n’intervient pas pendant les matchs Pro League. Malgré la plus-value évidente que cela pourrait apporter, on ne souhaite pas développer de mauvaises habitudes, sachant que les interventions des coachs sont limitées dans tous les autres formats compétitifs sur Siege.
On évoque beaucoup l’aspect psychologique depuis tout à l’heure. Est-ce que finalement vous n’allez pas faire comme ENCE, qui avait été quasiment first round cinq fois avant d’aller remporter la Pro League, à partir du moment où ils y sont allés juste pour prendre du plaisir ?
Je ne vois, hélas, pas l’avenir, mais c’est tout ce que je nous souhaite. (Rires.)
Est-ce que tout ne se joue pas finalement juste « dans la tête » des joueurs, avec une énorme dose de pression qui n’arrive pas à être gérée ?
Pour te répondre clairement : les profils psychologiques et notre façon d’aborder certaines compétitions sont bien entendu au centre de notre attention en tant que staff, et un sujet autour duquel on communique et travaille beaucoup en interne avec les joueurs.
Comment vous préparez-vous justement pour les compétitions mondiales comme une Pro League ou un Major ?
Chaque préparation peut être différente. Pour pouvoir trouver « la recette » d’une bonne préparation, il faut savoir en définir les objectifs intermédiaires. En partant du principe que l’objectif final est d’arriver prêt et compétitif a ton événement, pour définir ces objectifs intermédiaires, il est important de contextualiser : tu es à l’aube d’une compétition majeure sur Siege, tu dois déjà considérer le fait que ce nouvel événement arrive à la fin d’une demi-saison de Pro League, ce qui inclut une certaine fatigue physique et psychologique pour le collectif. Donc notre objectif intermédiaire numéro un est très souvent d’adapter le pré-bootcamp et le début du bootcamp pour que les gars puissent récupérer. Vient ensuite la nécessité de rafraîchir et adapter nos stratégies, vu l’exigence de ce type de compétition en termes de profondeur stratégique. Puis, finalement, la mise en place in-game de la théorie ; le tout en essayant d’avoir une intensité crescendo pour arriver sur le début de l’événement avec un pic de hype.
Au vu de certaines contre-performances, alors que le groupe est très talentueux de base, ne gagnerez-vous pas quelque chose à réaliser des préparations davantage axées sur le mental et la cohésion de groupe ? Comme des stages en altitude à la montagne, par exemple ?
Le niveau sur Siege est plus serré qu’il ne l’a jamais été, donc je pense qu’il est compliqué de remplacer les bootcamps par des team-buildings. Mais pouvoir avoir les deux serait intéressant, et certaines orgs y viendront peut-être au fur et à mesure que la scène se développera.
On le voit chez Astralis, Vitality, OG, pour ne citer qu’eux : les plus grandes structures tendent de plus en plus à recruter des personnalités liées au monde du sport de très haut niveau, ou des experts dans différents domaines, afin d’apporter une culture de la gagne et de développer de nombreux aspects qui toucheront demain chaque joueur d’esport (nutrition, temps de repos, psychologie…). Est-ce quelque chose que vous souhaitez apporter aux joueurs dans le futur ?
Bien sûr ! L’esport est encore jeune et le fait d’aller chercher des professionnels du sport traditionnel te permet de capitaliser sur leurs années d’existence à haut niveau dans leurs disciplines, et donc sur leur expérience. En bref, c’est un raccourci intéressant, même si l’esport du futur aura certainement ses propres spécialistes dans ses corps de métiers. Car nous avons certes des similarités avec le sport, mais aussi notre lot de caractéristiques propre.
Avec un peu de recul sur les événements, êtes-vous satisfaits du choix d’avoir remplacé Alphama par ripz ?
Je le rappelle pour ceux qui ne l’auraient pas compris quand cela a été expliqué à l’époque : Alphama est un super joueur, tant dans l’attitude que dans le potentiel. Ce changement n’a pas été opéré dans une problématique de niveau personnel, mais parce que la volonté de l’équipe était de partiellement changer notre façon de jouer. Ce qui s’est plutôt bien mis en place sur la première partie de saison de Pro League. Ripz est arrivé dans un contexte où beaucoup d’observateurs l’attendaient au tournant, il a prouvé sa valeur avec une attitude de travail irréprochable et une évolution de son niveau de jeu plus que satisfaisante pour un retour en Pro League.
Vous êtes passés d’un roster majoritairement francophone à une line-up majoritairement allemande. Un impact à dénoter sur l’équipe ?
Pas grand-chose pour être honnête… On ne regarde pas les nationalités quand on se positionne sur des joueurs, mais plutôt leur profil in-game et psychologique. En axant notre recrutement autour de ces facteurs, pour favoriser une bonne intégration dans l’effectif et faciliter les transitions d’un style de jeu a un autre.
Vous allez jouer contre G2 pour la reprise de la Pro League. Que penses-tu de leurs changements récents ?
C’est toujours très compliqué de se permettre de parler des transferts d’autres équipes, car on ne se rend pas compte à quel point on peut être loin de la vérité concernant ce qu’il s’y passe quand on est simple observateur…
Tu as quand même bien un avis… (Rires.)
Mon sentiment est que leurs deux recrues ont une grosse aptitude au duel, ce qui semble de l’extérieur être une caractéristique qui a toujours séduit G2. Leur groupe a maintenant une grosse capacité de shotcall, et possiblement plus d’espace pour le faire s’ils ne remettent pas en place un lead comme c’était le cas précédemment. Ce qui pourrait permettre à la vision de jeu d’UUNO, pour parler d’un profil avec lequel j’ai travaillé, d’avoir possiblement plus d’impact. Sans oublier Pengu et Virtue. Je finirais en disant que je pense que beaucoup seront étonnés de voir la flexibilité en termes de rôle de certains de leurs joueurs considérés uniquement comme des fraggers. En bref, il y a matière à construire, comme ça a toujours été le cas chez G2, mais seul l’avenir nous dira si l’alchimie opère.
Leur volonté était de mettre la main sur les meilleurs talents - avec beaucoup de potentiel - de la scène. En dehors de CTZN ou Virtue, on aurait pu penser à un Aceez qui colle parfaitement avec leurs critères. Ont-ils tenté quelque chose ?
(Rires.) Quasiment tous nos joueurs reçoivent plusieurs offres à chaque période de transfert. Jusque-là, AceeZ, comme les autres, est conscient qu’il évolue déjà dans l’une des meilleures équipes du monde, dans une des meilleures organisations du monde. Rogue nous met dans des conditions de travail idéales et je pense pouvoir dire que les joueurs apprécient l’accompagnement et le suivi personnalisé dont ils bénéficient chez nous. Ce que j’ai le droit de dire en conclusion, c’est qu’aucun de nos joueurs n’a jamais souhaité aller jouer ailleurs.
Toujours en rapport avec les transferts, un sujet qui peut fâcher : un compte de leaks, très souvent dans le vrai sur ses infos, a évoqué une situation tendue au sein votre équipe lors du mercato. On y parle d’un intérêt pour Fabian, d’un autre pour un joueur de Vitality, et d’une fracture entre les joueurs français et allemands quant à ces choix. Les tensions ont-elles été désamorcées depuis ?
Il n’y a pas de question qui fâche, rassure-toi. Les personnes qui pensent que ces sujets fâchent sont celles qui n’ont pour la plupart, hélas, pas une bonne compréhension ou lecture de ce qu’est notre secteur. Et de comment fonctionne le très haut niveau. Nous travaillons dans un secteur où la performance est l’objectif principal, où chaque détail compte. Chaque personne, à chaque poste, qui compose une équipe professionnelle a fait, fait et continuera à faire d’énormes sacrifices pour son jeu et son équipe. Il est important de comprendre que toutes les personnes qui composent une équipe se remettent constamment en question et remettent régulièrement leur projet en question. C’est un processus nécessaire et sain, si tu veux que ton collectif reste au plus haut niveau. En prenant cela en considération, chaque option et opportunité sur le marché est bien entendu considérée et discutée, et c’est quelque chose qui est normal et accepté par tout le monde, à tous les postes, même si ce n’est évidemment pas tous les jours facile a vivre.
En ce qui concerne ta référence, je pense qu’il n’est pas difficile de comprendre la mécanique de marché et de followership qu’applique ce genre de compte twitter. On vit à l’heure du sensationnalisme et si tu veux « vendre » de l’info ou du contenu, tu prends les parties d’informations que tu as collectées et les vérités qui t’arrangent et tu le tournes de manière sensationnelle pour que cela soit plus vendeur. Je tiens en tout cas à remercier et rassurer tous les gens qui soutiennent Rogue : nous sommes bel et bien là, tout va bien, nous porterons haut les couleurs de Rogue. Et ce dès la reprise de la Pro League, où on compte bien défendre notre première place.
N’est-il pas trop dur pour un staff de gérer dans un contexte où les slots en Pro League appartiennent aux joueurs, cela impliquant qu’il peut y avoir par conséquent un groupe de trois joueurs qui s’allient contre deux autres ?
C’est un facteur qui peut compliquer les choses, bien sûr. C’est pour ça qu’il est important d’essayer de communiquer le plus possible, que le roster puisse tisser un lien de confiance et de respect avec son staff, son club et l’autorité qu’elle représente, afin de lui permettre d’arbitrer ce genre de situations.
Qu’as-tu pensé des annonces faites par Ubisoft au Six Invitational concernant le futur esportif du jeu ?
Je suis personnellement très heureux de la direction générale prise par Ubisoft dans la gestion et le développement de son écosystème esportif. Le Pilot Program étendu à toutes les équipes en Pro League et son partage des revenus est un des modèles économiques les plus sains à l’échelle globale, et sera certainement un modèle pour d’autres jeux à l’avenir. En plus de cela, ça va également rétablir l’équité entre les équipes et certainement réduire les fuites de talents vers certaines organisations précédemment favorisées par le programme. En ce qui concerne le renforcement des championnats nationaux, avec entre autres la participation de toutes les équipes Pro League, je manque certainement un peu de recul pour avoir un avis. Structurer le subtop est en tout cas une très bonne initiative et permettra d’avoir de réels incubateurs de talents sur Siege !
Revenons à la Pro League. Vous êtes en tête, invaincus, tout semble rouler pour vous…
On a la satisfaction de se dire qu’on a réussi à finir la première partie de saison invaincue et qu’on est en tête du championnat, mais ce Six Invitational et la période de transfert qui a suivi sont venus rebattre les cartes de cette deuxième partie de saison. Les effectifs ont changé dans pas mal de groupes, les enseignements tirés au Six vont certainement faire évoluer le style de jeu de beaucoup d’équipes, donc on est sur les starting-blocks. On a réussi la phase aller, mais tout reste à faire à l’aube de la phase retour !
Que peut-on souhaiter à votre équipe pour le futur ?
De la réussite en LAN ! (Rires.) Et plus généralement de continuer à jouer au top niveau mondial. Que tous les gens qui participent de près ou de loin à faire ce qu’est la division Rainbow Six de Rogue s’épanouissent dans ce qu’ils font. J’ajouterais un dernier mot pour te remercier du temps et de l’énergie que tu mets au profit du développement de Siege. Un grand merci également à toutes les personnes qui prennent un moment pour nous envoyer des mots sympas et leur soutien, ça nous touche beaucoup. C’est parce que vous êtes là qu’on prend autant de plaisir à faire ce que l’on fait !
Crédits photos : Philippe Rivain / Rogue / Ubisoft