Le 25 janvier dernier, Riot Games sursoyait à diffuser l'ouverture du Spring Split 2020 des LCS de League of Legends, sa ligue nord-américaine, ici, en Europe. Au cœur du débat, une marque d'alcool, Bud Light, fraîchement devenue partenaire officiel de la compétition outre-Atlantique, et accueillie par un imbroglio législatif inédit dans nos contrées. L'association du logo de la marque de bière — choix numéro un des consommateurs aux États-Unis — à la retransmission de l'événement avait conduit plusieurs diffuseurs européens partenaires, comme O'Gaming TV en France, à rendre l'antenne pour la première fois depuis des années.
« C'est très complexe », analyse Alban Dechelotte, Directeur des sponsors de Riot Games pour le LEC, la branche Europe. « Nos amis américains ont analysé le contexte. La règle, là-bas, c'est : si plus de 75 % de ton audience a 21 ans ou plus, ce type de partenariat est autorisé. C'est la contrainte légale sur le marketing et la publication de marques alcoolisées aux U.S. ».
Diplômé de l'ESSEC, l'ancien responsable gaming et esport de la marque Coca-Cola a déjà collaboré avec Ubisoft ou PlayStation, et ses années passées au sein du publicitaire Havas lui ont ouvert les portes d'Adidas, de Lacoste, de Hyundai, d'Unilever et d'autres grands groupes dans le monde entier. Les marques et le sponsoring n'ont aucun secret pour Alban Dechelotte, qui connaît les limites des modèles américains et européens sur le bout des doigts.
« Aux États-Unis, il y a une législation fédérale qui s'applique à toute la partie nord-américaine. Chez nous, c'est un peu différent. La législation en France, en Allemagne, en Espagne, en Pologne change d'un pays à l'autre. L'Europe fédérale n'existe pas, et au-delà des lois restrictives, on se heurte à des différences culturelles propres à chaque pays ». Pour illustrer son propos, Alban Dechelotte prend l'exemple du vin : un produit de table en France dont la perception est différente en Allemagne, où la bière a valeur de patrimoine.
Boire ou bâtir, il faut choisir
Soucieux des contraintes légales et sanitaires, qui plus est sur une plateforme de live streaming comme Twitch.tv, il glisse que Riot Europe « a décidé de ne pas se positionner » sur ce genre de partenariat pour le moment. Alban Dechelotte ne s'arrête pas là. Dans le LEC, le directeur des sponsors appuie sur sa responsabilité, qui est de comprendre toujours au mieux comment une association de marques fonctionne.
« Aujourd'hui, la première case que l'on essaie de cocher, c'est plutôt : "est-ce que l'on va réussir à surprendre et enrichir l'expérience des fans". Une grande marque qui débarque et qui dit : "je veux mettre un gros logo et je vous paye très cher", pour nous, ça a très peu d'intérêt ». Dans cette idée, le Rioter porte haut l'exigence de ne « jamais prendre le risque de décevoir les fans, car les fans sont avant tout des joueurs », comme il l'expliquait d'ailleurs en interview lors du début du Summer Split 2019 du LEC.
Interrogé en marge de l'ouverture du Spring Split 2020 du LEC, Romain Bigeard, qui a intégré l'équipe d'Alban depuis son départ d'OpTic Gaming en LCS, abonde tout de suite dans le sens de son mentor, "Maître Yoda", comme il l'appelle. « Ce qu'Alban a très bien fait, c'est comprendre notre produit. Il a vraiment théorisé toute une approche business, en partant d'un principe autre que : "j'ai Coca-Cola qui arrive et ils veulent mettre un million. Comment on leur fait plaisir ?" ».
L'ancien manager des Unicorns of Love explique qu'à Berlin, la direction du sponsoring a fait le travail inverse. Depuis son lancement l'année dernière, le LEC souhaite vendre des segments publicitaires présélectionnés, c'est-à-dire des encarts qui correspondent à un moment précis dans la diffusion. Ainsi, la prise du Baron Nahor, des Dragons, ou bien de la première tour par l'une des deux équipes est prétexte à afficher une marque à l'écran. En ce début d'année, le nouveau sponsor mis à l'honneur remplit aussi ces conditions : Kit-Kat, avec son célèbre "Have A Break", sera affiché pendant les pauses. Ce travail de découpage, réalisé en amont d'une recherche active de sponsors, est pour Riot Europe le moyen privilégié d'assurer une connexion avec les fans, main dans la main avec les équipes du broadcast.
« Qu'est-ce qui fait la connexion ? », pose Alban Dechelotte. « C'est rarement la taille du logo. C'est : "Est-ce que je comprends pourquoi la marque me parle ?". Donc, soit l'histoire de la marque, soit son domaine, soit son positionnement et ses valeurs. Et surtout : "Est-ce que je m'attendais à la voir faire ça ici ?". Et au Français de compléter : « Il y a un mot : légitimité. Pour l'avoir étudié avec des chercheurs en marketing, la légitimité, ce n'est pas forcément le métier, ce n'est pas forcément l'histoire, cela peut être plein de choses. Mais c'est ce qui fait sens. C'est ce qui te fais dire, "je comprends" ».
Parmi ses faits d'armes, un coquillage Shell en dessous du "Baron Power Play" lorsqu'il s'agit de promouvoir le carburant "Shell V-Power", ou encore cette campagne pour une banque du sang néerlandaise, Sanquin, lors des finales du Spring Split 2019 à Rotterdam. Grâce au hashtag #MyFirstBlood, plus de huit mille dons du sang avaient été enregistrés, vingt-quatre heures seulement après la fin de l'opération.
« On me demande souvent : "À quel moment aurez-vous trop de marques et vous n'aurez plus rien à vendre ?" », embraye le business developer. « Je réponds que je ne vends pas de papier peint, je n'ai pas un inventaire qui se remplit. C'est la créativité qui fera si on est raccord ou pas. L'imagination. Je pense qu'il y a encore de la place en matière d'imagination ».
De Logitech à Louis Vuitton
Habillé pour l'hiver, le LEC souffle tout juste sa première bougie, et les Rioters tirent déjà les premières conclusions d'un an de partenariats tous neufs. Pour Romain Bigeard, les grandes marques sont de plus en plus nombreuses à s'ouvrir au marché de l'esport. Plus que cela, leur spectre s'est élargi au fil des années, imprimant au sein de la ligue européenne une diversité de sponsors comme jamais vu auparavant.
« Lorsque tout était encore à faire, il y a eu une première vague de sponsors, endémiques. Ce sont les Logitech, les Alienware, qui touchent le gamer de manière hardcore : tu es assis devant ton pc, en train de jouer, qu'est-ce que je vais pouvoir te vendre ? Et bien tout ce qui se trouve dans ton petit périmètre. Après, les marques non endémiques sont arrivées, avec l'alimentaire, par exemple ».
Grâce à ses "années Coca-Cola", Alban Dechelotte a connu la collaboration avec Riot Games de l'extérieur. Bien avant la création du LEC, le Français a participé à l'élan d'enthousiasme de cette deuxième vague de sponsors pour l'esport.
« Il y a six ans, quand on devient partenaire de League of Legends, on ne fait pas partie de la famille. On rentre dans la famille. Et la volonté des marques comme Redbull, Coca-Cola, Pringles et Kit-Kat est de connecter leur marque et leurs produits, avec une audience qu'ils ont du mal à atteindre à travers les médias traditionnels. Mais ce qui me fascine, en ce moment, c'est que l'on est en train d'assister à une troisième vague de sponsors ».
Depuis le mois d'avril 2019, le LEC s'est élevé dans la cour des grands. La ligue européenne s'est alliée au géant turc Beko, et à sa large gamme de produits électroménagers à l'international. À l'occasion des Worlds 2019, Riot Games signait dans cette même veine une collaboration historique avec Louis Vuitton, leader sur le marché du luxe, pour une collection de vêtements originale estampillée au goût de l'éditeur. Avec ces nouveaux contrats, le LEC discute aujourd'hui autour de « budgets marketing qui sont vraiment très gros, et d'une stratégie marketing vraiment internationale », selon Romain Bigeard.
« Ces marques n'ont pas de logique de performance », prévient Alban Dechelotte. « Elles ne sont pas liées au spectacle et elles ne sont pas non plus ici pour l'audience. Elles considèrent cependant que notre histoire, la "mythologie" de l'esport, va enrichir leur marque. Elles souhaitent créer une nouvelle connexion qui va raconter quelque chose de très différent, et qui va les aider à célébrer leur ADN. Donc, Beko vient chez nous pour raconter "Eat like a pro, play like a pro" et montrer que ce n'est pas que dans le football, que c'est très vrai aussi dans le digital ».
Au LEC, conduis la voiture de ton choix
Forte de cette longue cordée de sponsors sur les pentes du LEC, la direction des partenariats de Riot Europe entend faire rayonner les fruits de ses collaborations de façon plus verticale, jusqu'au vaste chantier des ERL, les ligues régionales. Pour Romain Bigeard, il s'agit de l'étape d'après. La mascotte des grands rendez-vous sait qu'il y a déjà « des intérêts très forts des sponsors pour ces ligues mineures », avec la possibilité pour Riot Europe de « vendre les European Masters avec le LEC, car ces deux compétitions agissent comme des vases communicants ».
Les European Masters, la strate de compétition qui fait transiter les joueurs entre les ERL (European Regional League) et le LEC, se distingue de son aîné par un format tournoi, en opposition à la ligue fermée du LEC qui compte des partenaires franchisés. Dans le LEC, les règles en vigueur permettent aux équipes partenaires de négocier leurs propres contrats de sponsoring. Une donnée susceptible de contredire ou de mettre en péril la stratégie de développement d'Alban Dechelotte, qui n'a définitivement rien laissé au hasard.
« On a un document de quatre-vingt pages qu'on transmet à chaque partenaire de la ligue, qui leur explique ce qu'ils peuvent faire et ce qu'ils ne peuvent pas faire », assure le Rioter. Pour étayer son propos, il s'appuie une fois de plus sur la dualité des modèles américains et européens.
« Le modèle américain veut que, dès que la ligue signe un partenariat, la catégorie de ce partenariat est automatiquement fermée pour les équipes. Par exemple, les boissons : si Coca-Cola est partenaire d'une ligue, toutes les équipes sont Coca-Cola. C'est le modèle de toutes les ligues américaines traditionnelles comme la NFL, la NBA, la NHL, etc. ». Alban Dechelotte, instruit par la diversité que propose le continent européen, a tablé sur un modèle plus abordable, qui ne requiert pas d'énormes investissements de marque.
« Dans le football européen, quand Nissan est partenaire de la Champions League, ça n'empêche pas Audi d'être le sponsor du Bayern Munich. Quand on a cette complémentarité de marques, c'est très important de définir des règles très claires : on a, au total, cinq marques automobiles dans le LEC. Une marque qui signe avec la ligue veut savoir comment elle va être protégée des partenaires des équipes, et inversement. Et on formalise cela avec le travail de Romain, notamment ».
L'ex OpTic Gaming compte sur ses doigts. La marque de voiture KIA sponsorise le LEC et est dans l'obligation de mettre en avant deux équipes et trois joueurs dans ses contenus, en échange des droits de la ligue. De l'autre côté, Origen flirte sans problème avec la marque allemande Audi et SK Gaming s'affiche, entre autres, au côté de Mercedes-Benz.
« L'objectif de cette approche, c'est de faire grandir les revenus de la ligue et des équipes car nous sommes dans une optique de croissance, et toutes les équipes ne sont pas rentables. Notre objectif, c'est justement qu'elles le soient », finit par conclure Alban Dechelotte, convaincu par sa maquette.
« Notre engagement, c'est créer un contexte où les équipes gagnent de l'argent. Si une équipe gagne de l'argent, les joueurs sont soutenus, les fans sont contents et à la fin on gagne les Worlds ». Ça y est, le LEC a pris ses marques.
Crédits : Riot Games