Jean Prudenti, que l'on nomme aussi Revan sur la scène professionnelle de Rainbow Six, est l'une des figures emblématiques de sa discipline. Derrière son visage jovial et timide se cache un monstre d'intelligence et de l'art du Troll. Redécouvrez-le à quelques heures du match de Pro League opposant sa formation de Penta Sports à Mousesports.
Vous avez tendance à battre les meilleures équipes du Monde quand elles semblent intouchables, mais aussi de commencer des rencontres avec un score fleuve, avant de vous prendre des remontadas de l’extrême. Êtes-vous la réincarnation du PSG ? Non, plus sérieusement, comment expliquer cela ?
Pour prendre un exemple, le premier match contre Empire on commence avec un 4-0 ; mais après on a eu tendance à essayer de les counter-strat, une fois passé en attaque. [À ce moment-là] , on ne jouait plus notre propre jeu. En fait, toutes les équipes ont leur propre jeu, elles travaillent sur des basiques. Et nous c’est quelque chose qu’on n’avait pas forcément au début. On essayait surtout de s’adapter à l’adversaire, parfois de manière excessive.
Vous avez donc plus de facilités à contrer le jeu adverse lorsque vous défendez. Et à l’inverse, il devient plus difficile pour vous dès lors qu’il faut passer en attaque…
Les défenses sont notre point fort, depuis très longtemps, et on s’est un peu reposé sur ça. Mais là, on a compris qu’il fallait beaucoup plus travailler les attaques en comptant sur notre propre jeu. Car quand tu veux trop contrer le jeu de chaque adversaire, que tu veux trop t’adapter à lui, tu ne développes pas ton jeu.
Pour continuer de parler de votre jeu, celui-ci a dû quelque peu changer depuis le départ de Panix, l’un des socles de base de votre roster. Pour quelles raisons esportives est-il parti ?
Cela s’est produit pour plusieurs raisons, surtout dans son comportement, qui doivent rester internes. Désolé.
D’un autre côté, vous avez joué avec lui durant plusieurs années. Qu’est-ce que cela t’a fait de le perdre ?
Ça nous a tous affectés. Tous, car c’est quand même un trou qui se crée et il faut trouver la bonne personne après pour boucher ce trou. Il faut tout retravailler ou trouver la personne qui lui ressemble le plus… Ce qui a été le cas avec l’arrivée de Blas !
Justement, qu’apportait-il dans le roster en termes de poste ?
Il était plus ou moins flex.
Heureusement, les changements effectués auparavant commencent à porter leurs fruits. Vous pouvez notamment compter sur un Hungry dans une forme phénoménale en ce moment en Pro League. Quelle place occupe-t-il dans l’équipe ? Est-il l’un des leaders et qu’est-ce que ça fait de pouvoir compter sur un joueur aussi solide que lui ?
Hungry c’est le co-leader. Enemy lead et Hungry s’occupe, on va dire, des phases un peu plus tardives. C’est une personne qu’on écoute beaucoup et qui travaille beaucoup. C’est lui qui, avec Enemy, mène l’équipe. Nous derrière on l’écoute et franchement ça fait du bien de voir que Hungry arrive à porter ce rôle.
On a du coup l’impression que le reste de l’équipe est très en retrait…
Oui, complètement. Avec SirBoss, on a affaire quand même à deux, voire trois - avec Blas - fortes personnalités. On est plus du genre à écouter et les laisser lead. Donc oui, on est un peu plus en retrait.
Il y en a déjà un parmi vous qui a quand même déjà poussé un coup de gueule ou a montré des signes de rébellion (rires) ?
Oui bien sûr (rires) ! Pendant un moment, Blas et Enemy ou Blas et Hungry, ça dépendait, débattaient beaucoup. On ne s’entendait plus parler et là SirBoss, d’habitude très calme, qui d’un coup pète un plomb (rires). Il a calmé tout le monde et c’est assez marrant quand ça arrive d’une personne qui ne parle jamais.
Tu viens d’évoquer Blas, la recrue la plus fraîche de votre équipe. Il est lui aussi très fort depuis plusieurs matchs sur son rôle d’Entry. D’où vient cette hausse de forme ?
Alors, le seul changement est plutôt dans son comportement. Pas vraiment en jeu parce que le premier match il a eu de bonnes stats, même plus que correctes puisqu’on s’est senti un peu mal avec l’impression qu’il avait carry. Mais après, il commençait vraiment à baisser parce que son comportement...
Parce qu’il est jeune, j’imagine ?
Il est jeune et voulait en faire un peu qu’à sa tête. Quand Enemy a compris ça, il a vraiment essayé de le Lead autrement. Pas en mode : « fais-ci, fais ça », mais il a plutôt vraiment essayé de faire changer son comportement et de le faire écouter un peu plus. Car quand t’es à l’écoute et que tu vois tout ce qui se passe dans la partie, tu te débloques et tu vois toutes les opportunités. C’est pour ça qu’en ce moment il joue très bien. Il écoute beaucoup. Et il a aussi enlevé le Push-to-talk sur Teamspeak ! Du coup, il donne beaucoup plus d’informations et de propositions (rires).
Dans tout cela, SirBoss a-t-il pu trouver à 100 % sa place en termes de conditions de jeu ?
Il est tellement discret... Un peu comme moi (rires). SirBoss ne s’exprime pas tellement. Mais moi je le vois vraiment comme un très bon pilier parce qu’il a toujours les bonnes paroles. Il a toujours ce truc où quand il parle, il sait ce qu’il veut.
Une force tranquille. Le gars qui ne parle pas beaucoup, mais qui parle vrai…
C’est ça. Et c’est très important pour une équipe.
On a d’ailleurs vu de très belles choses de votre part sur les derniers matchs, avec cette impression qu’il y a un gros travail réalisé en amont. Comment s’organise la préparation des matchs chez Penta Sports ?
Cela vient beaucoup du travail d’Enemy et de Jess. On a Enemy qui s’occupe des stratégies et surtout de son côté de leader en jeu, qui est très impactant. On a Hungry qui regarde beaucoup de vidéos de matchs et Jess qui bien sûr analyse. Ces trois-là après se parlent entre eux et une fois en jeu on sait tous ce que l’on doit faire.
Le poste d’analyste est très peu exposé comparé à l’importance dont il fait preuve. Concrètement comment le travail de Jess, votre analyste, est-il introduit dans votre travail d’équipe ?
On a toutes nos stratégies et l’observation des autres à disposition sur papier. Bien avant le match, Jess nous fait un résumé en vocal de ce qu’il faut faire ou non et après c’est à nous de faire ce qu’on veut. Mais c’est sur papier et on peut aller le consulter à tout moment.
En parlant de logistique, vous deviez partir en Gaming House à Berlin pour y vivre, est-ce toujours le cas ?
Non, plus maintenant. Parce qu’on a Enemy qui a sa famille, pareil pour Blas et Hungry. Du coup, on a toujours un bootcamp où l’on peut aller quand on veut, y dormir quand on veut, mais on ne vit pas là-bas.
Tu as déjà lâché un tweet où tu déclares qu’Enemy est un grand-frère pour toi. Comment un collègue peut-il devenir un ami aussi proche ?
Je le considère comme un grand-frère parce que je le connais depuis vraiment très longtemps. On a commencé l’esport tous les deux ensemble. Il m’a beaucoup aidé, que ce soit dans la vraie vie ou en jeu. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais il m’a vraiment aidé dans de nombreux domaines. Et pour moi - même si ça peut en affoler certains - quand il parle, je prends tout aux pieds de la lettre. Je le crois à 100 %. Même si bien sûr parfois on a des désaccords, ce n’est pas forcément que quelqu’un à tort, mais on a juste des points de vue différents. Il est très sérieux et n’hésite pas à le montrer, mais au fond il est très gentil. Quand je lui parle, il me fait vraiment confiance et il n’a pas de paroles en l’air. C’est réciproque et c’est peut-être ça qu’il manque aujourd’hui dans notre domaine. C’est surtout la confiance qui joue beaucoup et qui fait notre force actuellement.
Tu es quelqu’un de très réservé et cela se ressent lorsqu’on te croise dans des événements de Rainbow Six. Est-ce une manière de te protéger de quelque chose ?
J’étais beaucoup dans ma bulle pendant très longtemps. Très réservé, parce que je ne voulais pas montrer mes sentiments, mes pensées, ce genre de choses...
Parce que tu as peur d’être jugé en retour de ce que tu dis ?
Il y a un peu de ça, mais c’est aussi parce que je n’avais pas envie que les gens en sachent un peu trop sur ma vie. J’essaie un peu tous les jours de m’ouvrir, mais je pense qu’on n’est pas dans le bon milieu pour s’ouvrir. J’ai pu le constater très récemment et c’était une erreur. L’esport c’est internet, c’est un monde ouvert où s’exposer de trop pousse les gens à te juger et à s’immiscer dans ta vie.
À part ça, il y a souvent eu des discussions de comptoir à propos d’un cinq type français. Tu figurais dans la short liste de pas mal de joueurs professionnels. Pourquoi ?
Je pense que c’est parce que j’écoute beaucoup. Je ne cherche pas à me mettre en avant et je fais ce qu’on me dit. Pour les Leaders en jeu souvent c’est très bien. Si tout le monde mettait ses idées sur la table pendant qu’on joue ce serait impossible. Moi je suis comme un soldat. Même si j’ai mes idées, je suis là pour écouter et faire ce qu’on me dit.
C’est sûr que cela doit jouer, mais tu es aussi réputé pour ta régularité et ton niveau de jeu. D’où viennent ces qualités ?
Je travaille beaucoup sur mon gameplay. Pour beaucoup de joueurs, tous les jours c’est à peu près la même chose. T’arrives en prac’ tu fais telles ou telles choses, mais tu commences vite à t’ennuyer par la suite. Moi je ne peux pas. Chaque prac’ est différent. À chaque fois qu’on arrive dans un match de Pro League, j’ai tout le temps exploité mon gameplay ou mes positions à 100 % parce que je mets en place des choses que j’ai testées avant. Tu trouves tout le temps des nouveaux angles de tir, des micros-strats personnelles. Aussi, je joue beaucoup plus sur l’intelligence que sur l’Aim [la visée]. Je m’entraîne beaucoup sur mes positions, donc si un jour je n’ai pas l’Aim de mon côté je peux tout de même être impactant sur le match autrement.
À 26 ans et après plus de 3 ans de jeu sur Rainbow Six, comment garde-t-on la motivation ? As-tu aujourd’hui la même faim qu’à tes débuts ?
Il y a beaucoup d’amour pour le jeu qui rentre en compte. Même si ne pas avoir été en Finales de Pro League ou au bout d’un Major préserve beaucoup ma motivation, le reste vient de l’amour pour le jeu. J’ai même davantage de motivation aujourd’hui qu’avant. Parce qu’on n’avait pas tout ce côté grandiose des finales. C’était plus calme et plus simple. Là, c’est vraiment plus développé et cela donne encore plus envie. La motivation est vraiment là !
Tu as grandi en Corse. Comment en arrive-t-on à vivre du jeu vidéo alors qu’on a une île superbe, le soleil et des activités extérieures à gogo (rires) ?
C’est très dur comme question. Je me la pose tous les jours (rires). Comme tu dis, j’habite sur une île, en bord de mer… Pour les gens, ça donne envie parce qu’ils ne sont pas à ma place, mais moi je suis là depuis que je suis tout petit, je suis né ici et c’est comme tout : on se lasse, petit à petit, on veut faire autre chose, aller ailleurs et voyager. Quand je suis tombé dans Rainbow Six ça m’a permis de voyager et rencontrer d’autres mentalités. On en devient presque accro.
La Corse est une place très traditionnelle, très protectrice de ses valeurs anciennes. Ce qui contraste un peu avec la modernité de l’esport. Comment ta profession est-elle perçue là-bas ?
Ma famille m’a tout le temps laissé faire ce que je voulais. Quand je me suis mis au jeu vidéo et que j’ai commencé à faire des tournois, que j’ai commencé à voyager hors de mon île, ils m’ont beaucoup accompagné pour voir comment c’était et comment ça se passait. Ils se sont déplacé pas mal de fois. Ils ont vu que ça me permettait d’être plus sociable, d’apprendre à me débrouiller par moi-même et maintenant je me sens bien avec un total soutien de ma famille. Sinon les gens en dehors de ma famille me posent beaucoup de questions, avec de la curiosité. Ils sont surpris et me demandent si j’arrive à en vivre, si je m’amuse ou non…
En parlant d’amusement, avec Enemy tu es l’un des seuls à avoir disputé quasiment tous les tournois français et vous allez disputer la Gamers Assembly en équipe mixte, ce week-end. C’était important pour vous de ne pas la manquer ?
De base, je voulais la faire à tout prix, car pour moi c’est vraiment la rencontre avec tout le monde, tous les joueurs français. Enemy était un peu moins chaud, parce qu’il faut ramener son matériel et c’est un gros flemmard (rires). Pour ce qui est de la faire en équipe, on ne pouvait pas ramener l’équipe Penta au complet avec le match de Pro League un jour avant. Donc on y va juste parce que Enemy et moi habitons à côté et qu’on va jouer le match de Pro League chez lui.
Ce tournoi c’est aussi l’occasion de rencontrer de nouvelles têtes, de nouveaux talents. Tu es sur la scène depuis le début du jeu et tu connais la majeure partie de la communauté française de Rainbow Six. Qui sont pour toi les joueurs qui assureront la relève quand les vétérans partiront ?
À haut niveau, je ne sais pas, mais j’ai vu récemment à la Lyon Esport une équipe qui s’est démarquée. Ce que je vois, c’est que les gens commencent beaucoup à bosser. Les petites équipes commencent vraiment à bosser, dans leur coin. On ne le voit pas forcément, parce qu’on s’entraîne tout le temps contre des joueurs de Pro League, mais eux de leur côté bossent beaucoup sur leurs bases, sur les basiques de Rainbow Six. Et parfois les basiques ça peut complètement outplay une grosse équipe. C’est ce qui me fait peur pour la Gamers Assembly ; on a beau avoir Elemzje, Enemy, Noera ou Aherys, j’ai quand même peur des groupes. Avec Elemzje, on a une phrase pour ça : il ne faut jamais sous-estimer une équipe...
Tu as disputé la première saison de Pro League avec une impressionnante équipe d’Aera-Esport. Puis tu as disparu des radars les deux Pro League suivantes. Pour quelle raison ?
C’est tout simple. Je n’étais pas très bien parce que j’ai eu un décès dans ma famille. Au début, ça m’a complètement sorti du jeu. Le jeu était jeune et assez calme donc on ne voyait pas très bien toutes les opportunités qu’il y avait derrière. Tu pouvais prendre la décision d’arrêter Rainbow Six sur un claquement de doigts.
Tu n’as eu aucun regret sur ce laps de temps ?
J’ai beaucoup regretté. J’aurais pu essayer de me battre un peu plus et de rester. Encore aujourd’hui j’ai en moi… le seum (rires) !
Après, ça t’a sûrement permis d’éviter un burnout total…
C’est ça. Je suis revenu chez Exod et Enemy m’a beaucoup demandé de venir dans son équipe [Playing Ducks en Saison 3]. Je n’arrêtais pas de lui mettre des stops, car je ne me considérais pas à ce niveau-là. J’ai dû réapprendre le jeu de mon côté, revenir petit à petit. Et quand il m’a proposé, encore une fois, de venir chez Vitality, j’ai saisi l’occasion de retourner en Pro League.
Petit aparté concernant le Six Invitational : vous avez été éliminé par Nora Rengo, l’équipe surprise du tournoi, dès la phase de groupe. Qu’est-ce qui faisait la force de ces Japonais selon toi ?
Leur skill individuel et leur agressivité. On a tout le temps réussi à mettre la première map contre eux. On s’est reposé un peu sur notre confiance et en face ils étaient... « increvables » (rires). Ils ne s’essoufflaient jamais et avec le temps ils commençaient à remonter. Wokka, quand tu l’avais en face de toi, tu savais qu’il allait te mettre un flick. Leur agressivité faisait peur et il fallait vraiment jouer de manière intelligente.
Tu as beaucoup parlé d’intelligence de jeu dans notre entretien. Comment la caractérises-tu et comment peut-on la travailler ?
Pour moi, l’intelligence de jeu, à la base c’est le gameplay de la personne et comment il va se placer ou réagir. Comment va-t-il gérer ses déplacements et son positionnement. Parfois, le déplacement individuel, soit il est réfléchi avec une prise de décision personnelle, soit il est décidé par l’équipe avec des ordres clairs. Par exemple : les 3 éliminations que je fais en 10 secondes contre SSG lors du dernier round pour se qualifier au Six invitational, c’est pour beaucoup un déplacement solitaire, alors qu’en faite : non ! Tout est grâce à Enemy et sa décision de me faire rush. C’est ça le gameplay pour moi, sans parler d’Aim. Après tu peux développer ton gameplay en faisant beaucoup de prac’. Quand tu fais ça à répétition, tu veux toujours améliorer ce que tu fais.
Du coup pour analyser tes erreurs et les corriger, j’imagine que tu enregistres tes entraînements ?
Non, j’ai tout en tête en fait. Je mémorise tout et je sais où j’ai fait l’erreur. C’est quelque chose que je fais depuis le début et même si je répète l’erreur ce n’est pas forcément que la pose est mauvaise. Elle peut être très bien, mais pas adaptée à l’équipe d’en face. Pour chaque équipe en face, tu dois avoir l’intelligence de chercher le gameplay qu’il faut au bon moment.
La fin de saison de Pro League a autant de suspens que la fin de l’ultime saison de Game of Thrones. Vous êtes toujours en course et des résultats favorables combinés à votre potentielle victoire sur Mouz pourraient nous offrir une finale Penta Sports contre LeStream Esport. Comment vois-tu la fin de ton côté ?
On en parle tous les jours et d’ailleurs le premier match c’est LeStream contre Empire, donc on aura une première partie de notre réponse dès la première heure. Si LeStream perd on saura que c’est toujours possible, mais s’ils gagnent, bah voilà… Mais nous notre mentalité c’est qu’il y a toujours moyen. On va se battre pour. Il y a vraiment beaucoup de suspens et si on rencontre LeStream lors de la dernière journée ce sera un très gros match.
Et si c’est toi qui choisissais la fin de cette interview ?
Euh ouais, non, je ne sais pas… Allez, à plus (rires) ! Non, plus sérieusement, merci à toi pour cette interview et les fans qui envoient des messages tous les jours.
Crédits photos : Rainbow Six Esports Brasil