Lorsqu'on aborde le sujet de l'eSport dans sa globalité, c'est-à-dire ses tendances et son évolution, certains esprits chagrins passent plus de temps à tenter de trouver une définition intelligente à ce phénomène, autrefois niche vidéoludique, actuellement en passe de devenir une mode, qu'à en décrire effectivement ses changements et ses ruptures.
Faisons fi de cette perte de temps, et considérons l'eSport comme grosso modo le jeu vidéo en compétition. On évitera aussi l'écueil de chercher à en dater précisément la naissance, en estimant à la louche que la fin des années 90 et la multiplication des compétitions en réseau local, autrement appelées LAN, marque le début de son histoire, et qu'avant cette période, même si certains pouvaient se défier par pixels interposés, cette utilisation du jeu vidéo était trop éloignée de la notion actuelle pour en tenir compte.
D'autre part, nous nous limiterons à considérer « notre » eSport, celui de l'Europe de l'Ouest, pour des raisons évidentes de méconnaissances des particularités asiatiques et américaines, au niveau structurel et organisationnel du jeu vidéo en compétition de ces zones géographiques, mais aussi au niveau technologique et en particulier en y considérant le développement de l'Internet.
Avant, c'était comment ?
Interroger un ancien de l'eSport n'est pas forcément chose aisée. Ils sont en effet rares à avoir traversé les âges et à s'être retrouvés portés par leur passion vidéoludique sur l'ensemble des presque 20 dernières années. Si certains se considèrent à juste titre comme étant des dinosaures de notre milieu, pour comprendre son évolution puis la rupture qui s'en est suivie avec les arrivées successives de Starcraft 2 et League of Legends, il faut plutôt aller chercher l'équivalent des premiers organismes unicellulaires pour y voir plus clair. Rémy « Llewellys » Chanson, l’une des figures de proue de l’eSport chez Millenium en fait par exemple partie. L’ancien manager de l’armaTeam, structure parmi les plus compétitives du début des années 2000.
C’est aussi le cas de Samy « Sunscorcher » Ouerfelli, l’actuel gérant de Turtle France, filiale hexagonale de Turtle Entertainment, société allemande d’événementiel mondialement connue pour son implication dans notre milieu avec notamment sa ESL, Electronic Sports League, et ses produits les EPS et les IEM, dont la finale mondiale a été un franc succès à Katowice en Pologne à l’hiver dernier.
Certes, et notamment sur le RTS Warcraft 3, les tournois et ligues en ligne étaient légion, mais la valeur d’un joueur ou d’une équipe se mesurait en LAN. Être un « netteux », c’est-à-dire être un joueur performant sur le net mais moins fort « IRL » était considéré, au mieux comme une faiblesse, au pire comme une insulte. Quand on demande à Samy de décrire le paysage eSportif de l'époque, il répond en ces termes :
De nombreuses LAN “de garage” qui rassemblaient tout au plus une ou deux dizaines de PC, quelques LANs régionales, et le début des LAN Arena et Gamers Assembly... et beaucoup de problèmes réseau. Le nombre de joueurs était plus difficile à quantifier faute de sites communautaires et d’outils statistiques. Par contre, la grosse différence résidait dans les mentalités ; les gens se déplaçaient énormément sans chercher le cash prize. Je ne porte pas de jugement de valeur, je dépeins simplement le paysage de l’époque. Par ailleurs, il y avait d’autres centres d’intérêt qui étaient aux yeux de beaucoup tout aussi lucratifs : le téléchargement. Les connexions n’étaient pas ce qu’elles sont actuellement, et le partage de fichier (et de virus) était parfois même, la première activité de la LAN.
Première piste d'évolution évoquée, celle de la recherche de récompense pécuniaire ; cependant bien qu'évidente et logiquement associée à l'évolution du milieu, elle est largement insuffisante en tant que composante seule de la rupture évoquée ici.
La rupture
Si nous utilisons le terme de « rupture », c'est que la lente progression de notre milieu, parfois mise à mal, de la fin des années 90 au tournant de 2010, s'est brusquement accélérée avec la sortie des jeux Starcraft 2 et League of Legends. La sortie de ces deux succès n'a pas à être considérée comme la cause unique du boom eSportif mais comme son déclencheur dans un environnement favorable.
Année 2000, un peu moins de 15% des Français ont accès à l'Internet. Année 2010, ils sont entre 70% et 80%, chiffres encore en augmentation aujourd'hui. Parmi ces utilisateurs de la toile, la catégorie des vidéonautes, utilisateurs d'Internet visionnant des vidéos sur le web, connait elle aussi une croissance. 40,5 millions, c'est l'estimation du nombre de vidéonautes français.
L'audience augmente, les revenus publicitaires suivent.
Le nombre d'accédants à l'Internet a durant cette période certes augmenté, mais les débits aussi. Là où les plus mordus se contentaient d'écouter une web radio en regardant le mode spectateur de leur jeu préféré quelques années auparavant, ils peuvent désormais à loisir, pour la plupart, profiter d'un flux vidéo commenté. Les producteurs de ces flux récoltant en retour le produit des revenus publicitaires... C'est ainsi que se sont développés moults Web TV, dont les plus importantes ont largement contribué à démocratiser via une approche « entertainment » les jeux supports de leurs émissions : le début d'un cercle vertueux.
Starcraft 2 crée une première émulation. Les équipes se disputent les joueurs, les compétitions fleurissent et leurs retransmissions cartonnent ; League of Legends emboîte le pas.
Prise de conscience chez les éditeurs, découverte du mot eSport pour un grand nombre et rapidement certains y ont vu leur intérêt, celui d'une communauté auto-alimentée : créez un jeu avec un mode versus ainsi qu'une compétition avec un chèque à quelques zéros pour les premiers et la communauté prend le pas, communique d'elle même ; c'est le buzz. D'autant que RIOT montre l'exemple en organisant rapidement une compétition mondiale dont la finale a lieu à la DreamHack Summer 2011, avec une récompense totale de 99.500$ et continue sur sa lancée l'année d'après avec la saison suivante et ses 1.000.000$ de récompenses pour l'équipe gagnante.
Et alors ?
Deux ans plus tard, à l'origine niche vidéoludique, l'eSport devient « mainstream ». L'Express titrait ainsi en juillet dernier « L'avènement de l'e-Sport: du passe-temps au phénomène mondial ». Plusieurs tendances fortes se dégagent alors.
Féminisation. La vision du joueur, mâle, compulsif, asocial aux cheveux gras, qui n'est pas qu'un mythe, a pris un sacré coup dans l'aile depuis quelque temps. Elles sont en effet beaucoup plus nombreuses à arpenter les allées des lieux de compétition eSport, mais aussi à pratiquer. Plus rares sont celles qui sont réellement intégrées au « milieu », notamment en tant que joueuse professionnelle. D'ailleurs à part sur Counter-Strike Global Offensive, il n'y a pas à proprement parler de "scène", c'est-à-dire assez d'équipes pour que la compétition entre elles ait un intérêt sportif.
Communication. Au milieu des années 2000, lorsqu'un joueur, même du haut du panier français n'aimait pas un article sur sa personne, son équipe ou ses performances, il n'était pas rare que le journaliste à l'origine de l'affront reçoive quelques messages d'insultes voire des menaces. Le politiquement correct est désormais de rigueur. En effet RIOT n'hésite pas à taper au porte-monnaie de joueurs ou de structures dépassant les bornes. Nukeduck et mithy, joueurs respectivement norvégien et espagnol pour l'équipe NiP ont ainsi écopé chacun de 500 $ d'amende pour propos racistes dans le jeu. A contrario, certains ont compris que la bonne communication avait un poids égal sinon supérieur au skill. Manuel « MoMaN » Marquez en est l'archétype parfait. Ayant changé régulièrement de jeu, Starcraft puis Quake, Counter-Strike et enfin Starcraft 2, et quasiment au plus haut niveau sur tous les supports jusqu'à ce qu'il se fasse distancer sur le dernier RTS de Blizzard, MoMaN a travaillé sa communication, bien aidé par un allant naturel et a réussi à professionnaliser sa passion.
Concentration. Avec l'augmentation des audiences, et une popularité croissante, l'eSport a commencé à attirer des investisseurs de poids, soucieux de toucher une population certes jeune, mais avec du pouvoir d'achat. Coca-Cola et Red Bull y ont ainsi mis leurs billes en s'associant à l'image de certains événements, mais aussi en lançant des portails internet média et ajoutant aux sommes mises en jeu par les éditeurs tels que RIOT des montants importants. Ce « plus d'argent » dans le milieu a comme conséquence directe une augmentation du nombre de ses acteurs et la concurrence entre eux. La survie du plus apte. Pour en réchapper et mieux envisager demain, la tendance est à la concentration.
Et donc ?
Bien qu'étant importants en tant que déclencheurs de cette rupture par rapport à l'évolution lente voire fragile de l'eSport des années 2000, les jeux Starcraft 2 et League of Legends, leur succès et leur impact au niveau compétitif, sont aussi dépendants des conditions du milieu au moment de leur sortie. La bonne graine, à la bonne saison, sur le bon terrain en quelque sorte. Quant aux modifications dues à cette rupture, les tendances semblent fortes et se rapprochent du constat que l'on peut faire du développement des sports traditionnels les plus populaires.