Sur tous les terrains, l’esport, en tant que secteur de niche jeune et ultra-libéralisé, ressemble de près comme de loin à un Eldorado 2.0 pour toutes les strates socio-économiques de notre population : du jeune joueur rêvant de faire de la pratique du jeu vidéo son métier, aux requins d’autres industries ayant senti l’odeur du sang dans ce nouvel océan, en passant par de modestes entrepreneurs qui courent après une terre de tous les possibles, l’esport est fait de ça.
D’opportunités, et de choix, bien plus ouverts pour l’instant que dans les milieux cousins que sont le sport, le spectacle, ou les deux réunis en sport-spectacle ; dont la structuration est déjà plus ou moins verrouillée au sortir de près d’un siècle d’existence. Autrement dit : loin d’avoir atteint sa maturité, l’esport, cette sirène aguicheuse, est en plein boom. Et rien ne pourrait arrêter la vague d’investissements parfois aveugles, parfois réfléchis, qui contribuent à le faire grandir, d’une manière ou d’une autre.
Sauf qu’en l’absence de directions communes, légitimes et imposées à tous les acteurs du secteur, l’esport se cherche, et tout le monde se tourne autour, se renifle presque. Dans ce ballet infernal de nouvelles idées que l’on pense souvent meilleures que les précédentes, ou l’adaptation, voire le recopiage de ce qui se fait dans le sport — pour un monde où tout le monde serait heureux —, les éditeurs, les clubs, les joueurs, les organisateurs de tournois, les annonceurs, les médias, les fans (et ainsi de suite…) aiment à débattre sur le fond et sur la forme.
On s’intéresse ainsi, depuis quelque temps, à la rentabilité réelle ou recherchée des différents écosystèmes esportifs existants, à la structuration de championnats par des éditeurs détenteurs de la propriété intellectuelle de leur(s) œuvre(s) et donc leur(s) discipline(s), à la performance et la santé des cyberathlètes, à la reconnaissance par la société de la pratique, à l’intervention nécessaire ou non des états et/ou des fédérations pour instaurer une certaine régulation et éviter les dérives.
Et puis, depuis quelque temps, sont apparus de plus en plus d’agences et d’agents de joueurs professionnels de jeux vidéo. Eux aussi semblent avoir leur mot à dire dans cette course à la professionnalisation. Même si c’est avant tout à nous, consommateurs de l’esport, de nous interroger sur leur présence, sur leurs missions, et sur leur efficacité. Chose que nous allons faire ? Oui, et dès maintenant.
Des agents plus si secrets que ça
Que ce soit en rapport avec le monde de la musique, du sport ou du cinéma, nous avons tous déjà entendu parler d’agents. Souvent en lien avec des célébrités (ou des célébrités en devenir, si repérées assez tôt), les agents sont des intermédiaires entre leurs clients et des entreprises de toute sorte, allant du club sportif à une boîte de marketing, en passant par une société de production de films ou un label musical. De manière générale, ils se doivent de défendre, à tout moment et à chaque étape clé d’une carrière, les intérêts de leurs loueurs de services, prenant ainsi une place importante dans la vie et les choix de ces derniers.
Qu’en est-il de l’agent esportif ? C’est simple : si l’on devait le comparer à un type d’agent déjà existant, alors cela se rapprocherait inévitablement de l’agent sportif. Parce que les cyberathlètes se doivent de réaliser des performances physiques et mentales au-dessus de la moyenne, comme les athlètes classiques, mais aussi parce qu’il existe des compétitions et des principes de clubs esportifs calqués — sur certains pans de leur organisation — sur ceux du sport. Sans oublier le plus important : la notion de mercato, de signatures de contrats et de transferts. A.k.a le domaine de prédilection des agents de joueurs.
« Notre mission principale est d’aider les joueurs à construire leur carrière esportive et les accompagner. Ça va de l’optimisation de leur position sur le marché à la négociation de leur contrat, en passant par de la veille informative ou de la sollicitation d’équipes » explique Raphaël, agent auprès d’Evolved Talent, l’une des plus grosses agences mondiales du marché. Selon Dan « apEX » Madesclaire, leader de Team Vitality sur Counter-Strike, placé pour sa part sous la gestion de Prodigy Agency, un concurrent d’Evolved, « ça peut aller d’aider notre image à se développer, à négocier et renégocier nos contrats avec nos clubs pour que l’on ait les meilleures conditions possibles, la recherche de sponsor individuel, ou une aide extra esportive pour l’amélioration de notre quotidien. En gros, des missions pour que l’on ait à se concentrer que sur nos performances de notre côté. »
Mais comment devient-on agent dans l’esport ? « Il n’existe pas de parcours défini pour cette profession », confie Raphaël. « C’est un métier très atypique que peu de personnes font dans le monde. Le point commun entre les différents profils d’agents esportifs est qu’ils ont tous eu une expérience sur la scène, que ça soit dans l’ombre ou la lumière. C’est principalement l’expérience qui permet d’acquérir une certaine connaissance du secteur, un réseau, voire un savoir-faire. »
Cela va sans dire qu’un agent, surtout dans un écosystème aussi récent et ambigu qu’est l’esport, se doit de maîtriser des notions juridiques pour pouvoir attaquer sereinement des négociations et éviter des désagréments à ses clients. Des clients qui affirment aujourd’hui ne plus pouvoir se passer d’eux : « C’est pour moi une obligation d’avoir un agent à notre niveau. Le plus important étant de se concentrer sur la performance et notre travail, tout le reste doit être géré par des personnes extérieures. Avant de rejoindre Prodigy Agency, je faisais beaucoup de choses moi-même, quand je n’en faisais pas ou plus d’autres par manque de temps » contextualise ainsi apEX.
S’il est formulé de sa position de Directeur Esportif de Gamers Origin, le constat de Yann-Cédric Mainguy est approximativement le même : « De nos jours, de nombreux joueurs ont des agents. Surtout sur League of Legends. Du coup, nous avons fréquemment affaire à eux. Ils sont souvent beaucoup plus à même de mener la négociation d’un contrat, de par leur expérience et le fait qu’ils soient « neutres ». En général, ça se passe très bien. Et puis, ça permet à la scène de se professionnaliser, aux joueurs d’être mieux accompagnés et de se sentir en confiance. Même s’il faut faire attention à ne pas trop jouer le jeu des enchères, ce qui peut coûter cher à la carrière d’un joueur, comme on a pu le voir ces derniers temps. »
La démocratisation d’un métier de niche, dans une industrie de niche
Regroupements de plusieurs agents et de plusieurs services, les agences de gestion esportive se révèlent être des places stratégiques de l’esport moderne. Bien qu’elles n’aient finalement rien inventé, certaines ont rapidement exploité le filon et se sont intelligemment et rapidement engagées dans la brèche. Il faut dire qu’un milieu où traînent autant de pépites valorisables pour si peu d’encadrement — cette notion étant quasiment inexistante hormis auprès de l’entourage ou d’un club associatif ou professionnel —, cela peut ressembler à un business lucratif pour des agences de gestion de carrière qui peuvent parfois venir se substituer aux organes de formation et d’accompagnement.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le lauréat des CIC Esport Business Awards de 2020 fut Prodigy Agency. Armée de son concept de gestion d’esportifs traités comme des sportifs, l’agence a tapé dans l’œil de certains observateurs, et son ascension semble promise à un bel avenir. Même si elle n’est pas la seule à philosopher autour de la dimension sportive rôdant autour des joueurs pros de jeux vidéo. « Aujourd’hui, dans le secteur de l’esport, rares sont les agences qui opèrent avec une réelle approche esportive. On observe essentiellement une multitude d’agences de marketing qui mettent en avant l’image des talents qu’elles représentent et gèrent leurs sollicitations, amorce Nathan Laprade, cofondateur d’ARC-Conseil, partenaire européen d’Evolved. Quand, de notre côté, la mission est de créer une réelle valeur ajoutée pour la carrière du joueur, portant sur un apport précis et mesurable tout au long de notre collaboration. C’est une différence importante avec les agences marketing, dont le fonctionnement ne permet pas cette prise de recul. »
À la tête de Bang Bang Management, Pierre Zuccolin assume le virage davantage esportainment entrepris par son groupe : « BBM est une agence de représentation de talents spécialisés dans le gaming et l’esport, en particulier sur Twitch. Nous accompagnons les talents dans leur carrière, développons leurs images, valorisons leur visibilité auprès des marques. » Comme pour l’esport « pur », des agences chargées de gérer des personnalités influentes du milieu sont donc en place depuis quelque temps. Un temps plutôt conséquent même, dans le cas de Bang Bang Management : « Nous sommes la première agence développée dans cet environnement, ce qui nous donne forcément une plus grande expérience puisque nous allons bientôt fêter nos dix ans. Et surtout, nous faisons le pont entre nos talents et des médias traditionnels. On peut penser à Brak qui anime une quotidienne sur NRJ, ou Bruce Grannec et Tweekz qui animent des émissions esport qu’on produit sur beIn sport depuis 4 ans. »
Si la notion de gestion d’esportifs ou de talents issus de l’esport semble ainsi loin d’être toute neuve, son boom actuel, lui, est plus que jamais d’actualité. « L’esport est un environnement qui attire de plus en plus de monde. Le marché se développe énormément depuis quelques années. Nous l’avons vu se structurer, et nos métiers se démocratiser. Les événements que nous connaissons depuis un an accélèrent encore davantage le phénomène » ajoute Pierre Zuccolin. Même vision pour Nathan Laprade, qui voit « de plus en plus d’agents indépendants se lancer en France, dont certains font du très bon travail. » Ce que complète apEX, en décrivant même une certaine évolution de la qualité d’accompagnement : « Pendant un long moment, beaucoup de personnes venaient nous courtiser pour bosser avec eux. La plupart d’entre eux étaient malheureusement des charlatans qui essayaient de se faire de l’argent sur le dos des joueurs. »
Le monde de tous les possibles
Des charlatans ? Vraiment ? Welcome to the cour des miracles qu’est l’esport. Forcément, en l’absence de régulateurs, ce Far West numérique se tient comme une porte ouverte à toutes les dérives. Des agents frauduleux ? « Il y en a, mais c’est délicat pour moi de donner trop de détails à ce sujet », avoue Raphaël. Je préférerais pouvoir débattre de leurs méthodes directement avec eux, afin de faire évoluer la scène, plutôt que de formuler ici ce qui pourrait être vu comme un tacle gratuit. Ce que l’on observe le plus souvent, c’est un déséquilibre dès lors qu’un agent, au lieu de se mettre au service de la carrière d’un joueur, se sert de l’image de ses joueurs pour se mettre lui-même en avant. C’est une stratégie de contrôle du marché qui est incompatible avec la mission première d’un agent de joueur, et c’est le genre de comportement qui nuit souvent à notre profession. »
Mais ce n’est pas tout : « L’autre déséquilibre le plus commun, c’est celui créé par les agents qui souhaitent à tout prix signer un joueur sans avoir réellement le moyen d’apporter de la valeur à sa carrière. La scène étant encore jeune, les joueurs ont souvent du mal à percevoir avec précision le savoir-faire des personnes qui les contactent, et il est donc assez fréquent que des « agents » se prétendent experts dans de nombreux domaines, sans même avoir besoin de démontrer leur expertise. C’est alors toute la carrière du joueur qu’il met en péril. Les conséquences vont de simples opportunités ratées à des fins de carrières prématurées. »
Les dérives existent, et il n’y a rien d’étonnant à ça. Pouvoir se vendre auprès de joueurs ou de structures naïves comme un agent qualifié, alors qu’on ne possède aucune certification, et ainsi empocher des commissions de 10 à 15% sur le dos d’un joueur, oui, cela est faisable dans l’esport. Mais les dérives ne se limitent pas qu’aux potentielles transactions. Ou du moins, pas directement. Si l’on prend par exemple le cas du football, un milieu où opèrent des agents dont les activités sont plus ou moins contrôlées — en premier lieu ils doivent décrocher une licence auprès d’organismes régisseurs comme la FIFA ou l’UEFA — les problèmes d’éthiques et de conflits d’intérêts sautent aux yeux.
Comme quand une agence telle que GestiFute — la société du super-agent Jorge Mendes — possédait en son sein un ancien sélectionneur du Portugal et plusieurs joueurs de cette même sélection à la même époque. Applicable à tous les vestiaires dont l’entraîneur partagerait la même agence qu’un joueur, ou des clubs où les agents se voient tout permis, cette réalité a fortement contribué à la vision d’un milieu du football contrôlé en grande partie par les agents de joueurs. Simple transposition au monde de l’esport : qu’en sera-t-il quand des agents de joueurs commenceront à étendre leur influence sur les coachs et sur les vestiaires virtuels ? Quand l’influence des agents s’étendra sur les marchés des transferts ? Sans instances de contrôle officielles et légitimes, difficile de répondre pour l’heure à cette problématique…
Est-ce fondamentalement nécessaire ?
« Je ne pense pas qu’ils soient obligatoires. La scène s’est développée bien longtemps sans qu’aucun agent n’existe. » Pour Yann-Cédric Mainguy, il n’existerait pas d’agent-dépendance dans la croissance de l’esport. Et il n’a pas tort. Après tout, ces derniers pourraient tout aussi bien représenter un formidable accélérateur, qu’un poids dont on aurait aimé se passer. Tout dépendra, en fait — à l’image de tous les acteurs influents de l’industrie esportive — de la direction qui sera prise par ces derniers. Tout en prenant en compte le fait que, bien évidemment, la majorité des agents reconnus aujourd’hui au sein du réseau esportif veulent agir avec bienveillance, et ont tout intérêt, de toute façon, à gagner la confiance de leurs contacts pour voir leurs affaires prospérer.
Participer à l’élaboration de contrats professionnels adaptés au secteur ? Accompagner les joueurs dans leurs démarches administratives et juridiques ? Dans leur gestion de l'image et de sponsoring individuel ? Contribuer sainement à la professionnalisation des écosystèmes ? Si les agents viennent se greffer en acteurs complémentaires et compétents à ces considérations, alors oui, leur apport ne serait pas négligeable. Mais tout en faisant attention à ne pas dépasser la fameuse ligne rouge, symbolisée par la non-substitution aux organismes attendus sur la gestion de la formation des jeunes joueurs. Qu’il s’agisse d’associations esportives, de clubs formateurs, ou d’équipes académiques au sein de clubs professionnels, voire même des syndicats de joueurs, ce sont à ces entités que reviennent les missions de sensibilisation et d’accompagnement vers le monde professionnel.
Pourtant, ces entités en sont encore elles-mêmes au stade d’élaboration et de réflexion sur la plupart des scènes esportives. Nul doute que, de fait, le nombre et l’influence des agences et agents d’esportifs devraient inéluctablement continuer de croître au cours des prochaines années. Jusqu’au jour où chacun aura pleinement trouvé sa place, donc.