Crédit photo: Helena Kristiansson - Blizzard
En Corée du Sud, se rendre dans un PC Bang est plus qu'une passion ou une activité : c'est une religion. Car depuis la sortie de StarCraft: Brood War en 1998, le pays du matin calme voue un culte aux jeux vidéo en ligne, tout particulièrement lorsqu'ils revêtent un aspect compétitif. Et, au cours des vingt dernières années, cette ferveur a engendré plusieurs générations de joueurs qui sont venus asseoir une domination absolument totale sur la scène professionnelle de StarCraft.
Contrairement à l'adage, la conquête de la Corée du Sud s'est effectivement faite en quelques jours. Et ce dès les premiers World Cyber Games en 2000 où Park "GoRush" Tae Min remporte sinon le titre officiel de champion du monde, du moins l'assurance qu'il est le meilleur joueur de la planète. L'année suivante, Lim "BoxeR" Yo Hwan s'empare du titre — puis le motif se répète encore et encore. En réalité, de 2000 à 2011, chacune des éditions des WCG vient systématiquement couronner un joueur sud-coréen.
Loin de s'arrêter au premier RTS de la franchise, l'hégémonie de la Corée du Sud s'est ensuite étendue à StarCraft II: Wings of Liberty en 2010. Comme pour les WCG, les joueurs sud-coréens se sont saisis des deux BlizzCon StarCraft II Invitational (2010, 2011) avant de s'emparer des World Championship Series… à six reprises.
De Won "PartinG" Lee-sak en 2012, à Lee "Rogue" Byung Ryul en 2017, en passant par "sOs" Yoo-jin en 2013 et 2015, Lee "Life" Seung Hyun en 2014, et Byun "ByuN" Hyun Woo en 2016 — le trophée des WCS n'est plus qu'un témoin que se transmettent les joueurs sud-coréens, dans une course de relais dont le reste du monde n'est que spectateur.
La nation de StarCraft
Et ils ont de l'avance — des années à vrai dire. Car la Corée du Sud possède sa propre ligue de Brood War depuis 2000. La OnGameNet Starleague (OSL) est non seulement la première ligue professionnelle de StarCraft au monde, mais est aussi un programme diffusé sur Ongamenet, une chaîne câblée sud-coréenne. Le plateau, comme les tenues des joueurs, est absolument lunaire, et on croirait alors plonger dans un vieux (et plutôt mauvais) film de science-fiction. Pourtant, force est de constater que la Corée du Sud est alors la nation pionnière de StarCraft, ce qui vient partiellement expliquer sa domination.
Cela dit, celle-ci est loin d'être absolue. Car, à l'instar de Guillaume "Grrrr…" Patry , plusieurs joueurs occidentaux font le pari fou de venir défier les Coréens sur leur propre sol. Après sa victoire au Brood War Tournament World Championships en 1999, le joueur canadien cherche à rejoindre le meilleur environnement possible pour évoluer en tant que pro-gamer. En 2000, il s'envole pour Séoul afin de participer à la première saison de l'OSL.
Après trois mois de compétition, Grrrr… arrache la première place du classement et le pays du matin calme tremble un instant. En remportant l'OSL l'année même où il l'a rejointe, il devient le premier "Royal Roader" de l'histoire de la ligue. Par la suite, le Canadien participe à deux autre saisons et parvient à décrocher d'abord une 5ème puis une 3ème place. De même, il arrache une 3ème place lors des WCG de 2003. Au delà des résultats, ses victoires deviennent symboliques, démontrant que la forteresse sud-coréenne est loin d'être imprenable.
D'ailleurs, d'autres joueurs comme Bertrand "ElkY" Grospellier l'ont déjà démontré : en témoignent les WCG de 2001 où le joueur français parvient en finale face au légendaire BoxeR. Malheureusement vaincu, ElkY prouve néanmoins qu'il existe des joueurs capables de tenir tête à la Corée du Sud. Marchant dans les pas de Grrrr, il rejoint à son tour la 2002 SKY OSL avec l'espoir de devenir lui aussi un Royal Roader. Bien qu'il ne parvienne alors qu'à décrocher une 4ème place, ElkY vient encore confirmer au monde qu'une victoire sur la Corée du Sud est chose possible.
De Brood War à Wings of Liberty
En 2010, lors de la sortie de Wings of Liberty, OSL opère une transition vers le second opus de la franchise StarCraft. La même année, GOM TV, une des plateformes de streaming les plus populaires en Corée du Sud, donne naissance à la Global StarCraft II League (GSL).
L'Europe n'est pas en reste mais, au lieu d'une ligue régionale, une myriade de ligues et de tournois nationaux émergent dès 2010. En Suède, le circuit de la DreamHack vient donner une première assise à la scène professionnelle de StarCraft II, bientôt renforcée par les ESL Pro Series (EPS) nées en Allemagne. Les nouvelles ligues de ESL se répandent dans l'Europe toute entière, mais seules les ligues françaises, allemandes, espagnoles et polonaises parviennent à dépasser une seule saison. En France pourtant, ESL subit la concurrence de l'eGG-on Starleague, ce qui force finalement l'armateur allemand à interrompre EPS France après seulement deux saisons. Toutes ces ligues produisent une nouvelle génération de joueurs affamés de victoire à l'internationale et pourtant divisés aux quatre coins de l'Europe.
Aux Etats-Unis, il existe des ligues multi-gaming qui organisent des compétitions de Brood War depuis 1998, notamment la AMD Professional Gamers League. Pourtant, il faut attendre 2011 pour qu'une ligue uniquement dédiée à StarCraft II voie le jour, la North American Star League (NASL). A l'époque, la nationalité des joueurs n'était pas un critère limitant la participation et, ironie du sort, des joueurs venus du monde entier, dont d'Europe et de Corée du Sud, venaient rivaliser sur le sol nord-américain. D'ailleurs, en quatre saisons, la ligue n'a jamais couronné un Nord-Américain, mais deux Sud-Coréens — Lee "PuMa" Ho Joon à deux reprises, puis Song "HerO" Hyeon Deok — et un Français, Ilyes "Stephano" Satouri.
Sur le terrain des ligues, la Corée du Sud est de nouveau en avance — mais de beaucoup moins. En 2012, parmi les 32 qualifiés au Battle.net World Championship, on compte encore un bon nombre de joueurs occidentaux et asiatiques venus contester le titre de champion du monde, comme le Français Stephano, le Néerlandais Manuel "Grubby" Schenkhuizen, la Canadienne Sasha "Scarlett" Hostyn, le Polonais Artur "Nerchio" Bloch, ou l'Américain Greg "IdrA" Fields. Pourtant c'est encore un Sud-Coréen qui l'emporte, PartinG, et ce dans une finale l'opposant à son compatriote Jang "Creator" Hyun Woo. Déjà la Corée du Sud prophétise le retour de sa suprématie.
Et, dès l'année suivante, la messe est dite — car sur les 16 joueurs qualifiés pour les Global Finals des 2013 StarCraft II World Championship Series, le Suédois Johan "NaNiwa" Lucchesi est le seul qui ne soit pas sud-coréen.
Le monde coupé en deux
Jusqu'en 2016, la Corée du Sud possède un monopole quasi absolu sur le top 16 des WCS car le système de qualification favorise simplement les meilleurs, sans prendre en compte leur nationalité. Conscient du règne sans partage de Séoul, Blizzard donne naissance à deux circuits distincts : le WCS Korea et le WCS Circuit. En d'autre termes, l'éditeur coupe le monde en deux en créant deux chemins pour accéder au WCS Global Finals, chacun possédant son circuit distinct. Et ce pour s'assurer que les joueurs occidentaux puissent simplement accéder aux championnats du monde…
Contrairement aux années précédentes, les deux circuits adoptent d'ailleurs une politique d'import de joueurs extrêmement stricte, empêchant les Sud-Coréens de se rendre en Europe ou en Amérique pour accéder à la BlizzCon par un chemin détourné. Les WCS Global Finals deviennent le lieu de rencontre entre la Corée du Sud et le reste du monde, en témoigne l'édition de 2016 où huit Sud-Coréens du WCS Korea viennent affronter le même de nombre d'Occidentaux venus du WCS Circuit.
Néanmoins l'histoire se répète, comme elle le fait déjà depuis 2010, et la grande finale se joue encore entre deux joueurs Sud-Coréens, Park "Dark" Ryung-woo et Byun "ByuN" Hyun Woo. Qu'importe l'issue de ce duel, pour l'Occident le résultat revient au même. Une défaite de plus dans un tournoi international qui demeure dominé par la même nation depuis des années.
En 2017, le schéma se répète à nouveau, mais plus personne n'est étonné. La Corée du Sud empoche son sixième titre consécutif sans créer la moindre surprise dans les rangs de la communauté. Malgré les tentatives, malgré les espoirs, malgré les percées éphémères, le monde entier semble avoir accepté la suprématie des joueurs sud-coréens..
Pourtant, au lendemain des WCS Globals Finals 2017, l'histoire est sur le point de changer. Car dans l'ombre des superstars venues de Séoul, au plus profond de la campagne finlandaise, Joona "Serral" Sotala se prépare à renverser un empire.
Serral, le Korean Slayer
Comme il le dit lui même, Serral est né dans un village. Situé au nord-est d'Helsinki, la petite ville de Pornainen est, du haut de ses 5 000 habitants et de son seul restaurant, effectivement loin d'être un grand centre urbain. Pas le genre de foyer qu'on imagine pour un grand champion d'esport — et pourtant.
Joona découvre StarCraft II en même temps que son frère Jonne, connu sous le pseudo de "Protosser". Tous deux se jettent corps et âme dans le RTS de Blizzard, développant une relation à mi-chemin entre la complicité et la rivalité. "Je gagnais tout le temps," rigole Protosser,"Je n'étais pas le genre de grand frère sympa qui le laissait gagner de temps en temps. Je crois qu'il a pris l'habitude de se faire battre depuis son plus jeune âge. "
Entre 2011 et 2012, les deux frères débutent leurs carrières professionnelles sur les scènes de la DreamHack et des ASUS ROG, mais Serral est encore loin de pouvoir rivaliser avec son aîné. "Pour être honnête, j'ai toujours eu l'impression qu'il était meilleur que moi," confesse Serral, "Il ne me laissait jamais gagner, mais je l'aurais mal pris s'il l'avait fait. J'ai besoin de mériter mes victoires et ce sont les défaites qui t'enseignent le plus."
Le joueur Zerg fait ses premiers pas sur la scène pro de SC2 alors qu'il n'a que 14 ans. Son jeune âge pourrait inviter à croire que son récit est encore celui d'un petit prodige du clavier ayant raflé toutes les victoires, mais il n'en est rien. Au contraire, Joona Sotala commence tout en bas de l'échelle, enchaînant les défaites et les résultats mitigés pendant plusieurs années avant de connaître progressivement la gloire.
En 2015, après trois années de résultats moyens, Protosser abandonne sa carrière de pro-gamer pour se consacrer à ses études de mathématiques à l'Université Nationale de Séoul. Ce faisant, il laisse la voie complètement ouverte à son petit frère qui, lui non plus, n'a pas encore connu de grandes victoires. "Je crois que j'étais une sorte d'obstacle qu'il devait dépasser," raconte Protosser. "De là, il s'est envolé vers les étoiles."
De la lie au sommet
On pourrait aisément comparer le parcours de Serral à un escalier tant sa progression semble visible d'une année à une autre. Au début de sa carrière, le joueur finlandais s'efforce encore de passer le premier tour des tournois auxquels il participe. En trois années de compétition, il parvient ensuite à se hisser progressivement vers le milieu des tableaux, jusqu'à finalement atteindre le top 12 des World Championship Series Season 1, en 2015.
Deux ans plus tard, Serral prétend enfin au top 8, mais il semble alors incapable de dépasser ce nouveau palier qu'il a atteint. Que ce soit lors des IEM Season XI ou durant les Majors d'Austin, Valencia et Montreal, le joueur finlandais se fait systématiquement éliminer en quarts de finale. Pourtant, il accumule les points de circuit et, après une seconde place retentissante décrochée lors du Major de Jönköping, il se qualifie pour les Global Finals 2017.
Parmi les seize compétiteurs, neuf viennent de Corée du Sud et, comme beaucoup d'Occidentaux, Serral est éliminé dès la phase de groupe. Le jeune joueur Zerg est encore incapable de rivaliser pleinement avec l'armada coréenne et, comme les cinq années précédentes, le trophée des Global Finals s'envole finalement vers Séoul.
Quatre mois plus tard, la ligue coréenne GSL a le toupet de s'associer avec Blizzard Entertainment pour organiser le 2017 GSL vs. the World, une compétition en individuel et en équipe où le top 16 du WCS Circuit se confronte au top 16 du WCS Korea. Serral se fait éliminer dès le premier tour du tournoi individuel par ByuN, champion du monde en 2016, avant de s'incliner à nouveau face à Lee "INnoVation" Shin Hyung lors de l'affrontement en équipe. Et, sans surprise, c'est encore un Coréen qui sécurise la première place en solitaire, tandis que les Korean All Stars remportent aussi la victoire… 7-1.
Mais Sotala est un grinder, un slow-learner. Chacune de ses erreurs, chacune de ses défaites est un nouvel apprentissage qui le tire vers le haut. Et l'année 2017 ne fait pas exception à cette philosophie. Le joueur finlandais repart à nouveau vaincu, mais cette nouvelle saison l'a amené plus loin et plus haut qu'il ne l'a jamais été. Alors que la Corée du Sud se gargarise de son nouveau titre, Serral se prépare à passer au palier suivant.
2018, quand les étoiles s'alignent
D'aucuns pourraient penser que Sotala a eu le coup de chance de sa vie, de son existence toute entière ; que les étoiles, les planètes, la totalité des constellations de l'univers, se sont parfaitement alignées cette année là, imposant la destinée du joueur Zerg au reste du monde. Pourtant, la réussite de Serral est bien loin d'être le fruit du hasard, et 2018 est simplement le point culminant d'années d'entraînement, d'une infinité de leçons tirées de ses défaites.
Dès janvier et les WCS Leipzig, Serral annonce clairement la couleur. Sorti premier de son groupe, le joueur finlandais écrase 3-0 ses deux premiers adversaires, puis s'envole vers la victoire sans qu'aucun joueur ne semble capable de le stopper. Inarrêtable, Serral poursuit sur sa lancée et arrache une première place au Major d'Austin en juin, puis à celui de Valencia en juillet.
L'Europe est aux abois alors qu'une nouvelle prophétie semble s'annoncer. En août, la GSL organise la seconde édition des GSL vs the World, et ce qui aurait dû simplement être une piqûre pour rappeler la domination de Séoul devient pour Serral une opportunité de prouver qu'il est bien l'élu. Et c'est précisément ce qu'il fait. Lors du tournoi individuel, Serral écrase le Brézilien Diego "Kelazhur" Schwimer, puis prend sa revanche contre INnoVation en quarts, avant de vaincre Park "Dark" Ryung-woo en demies, puis Kim "Stats" Dae Yeob en finale.
Comparables aux All-Stars de League of Legends, les GSL vs the World n'ont qu'une valeur symbolique. Néanmoins, après avoir remporté les trois premiers Majors de l'année, ce nouveau trophée vient renforcer l'espoir que Serral soit effectivement capable d'interrompre le règne de la Corée du Sud.
En septembre, le ruisseau devient torrent car Serral remporte la première place des WCS Montréal. Ce faisant, il achève un grand chelem : il vient de devenir le seul joueur de l'histoire de la scène compétitive de SC2 à avoir remporté tous les tournois du WCS Circuit d'une seule année. Et jamais l'Occident n'a vu de candidat aussi désigné pour le représenter aux Global Finals.
La finale des finales
Qualifié d'office grâce à ses titres des WCS, et ce avec plus de 10 000 points d'avance sur le second du WCS Circuit, Serral sort de la phase de groupe sans la moindre défaite. Avec lui, six joueurs sud-coréens et Juan Carlos "SpeCial" Tena Lopez avancent en quarts de finale. Malheureusement, le joueur mexicain est éliminé par Stats, et Serral est le seul représentant de l'Occident à accéder aux demi-finales.
Poursuivant sur sa lancée, le joueur finlandais remporte son Bo5 contre Lee "Rogue" Byeong Yeol et réalise déjà un miracle. Pour la première fois depuis la création des WCS Global Finals, la grande finale accueille un joueur qui n'est pas sud-coréen.
Pour autant, face à lui se dresse encore un obstacle de taille : Stats, le meilleur joueur Protoss au monde. Le Sud-Coréen est un habitué des podiums et traîne derrière lui une ribambelle de trophées, notamment celui de la Saison 1 des GSL 2017. Cependant, c'est un adversaire que Serral a déjà vaincu en finale des GSL vs The World 2018. Pour la première fois en vingt ans de domination coréenne, l'Occident n'a plus besoin d'espoir car il sait avec certitude que le joueur finlandais peut vaincre.
A droite de la scène, dans son box insonorisé, Stats fixe son écran d'un regard meurtrier et terrifiant. De l'autre côté de la scène, dans son propre box, Serral est tout aussi concentré sur sa machine. Avant même que les commentateurs aient introduit les deux joueurs, le match a déjà commencé. Et une heure plus tard, il semble déjà fini.
Rivalisant d'adresse dans le match-up, le joueur finlandais mène déjà 3-0. A droite de la scène, le regard de Stats se trouble d'incertitude mais il emporte les deux rounds suivants. A cet instant, ceux-ci ne semblent pourtant être que des miettes, un lot de consolation que le joueur finlandais a bien voulu lui laisser. Aux portes de l'égalisation, le Sud-Coréen entre dans la sixième game avec confiance, persuadé d'être en train de remonter. Mais Serral a fini de jouer avec sa nourriture. Sans plus lambiner, le joueur Zerg achève son adversaire.
Dans le chat, Stats lâche son ultime "GG", le 4ème.
Nous sommes le 03 novembre 2018 et le Finlandais Joona "Serral" Sotala vient de perturber l'histoire. Après près de vingt ans de domination sud-coréenne, il est le premier Occidental à soulever le trophée des WCS Global Finals.