Crédit photo à la une : @borodasltv
Il est d'un vert sombre, garé en travers du parvis de la Station F dans le treizième arrondissement de Paris. Six roues qui supportent deux niveaux de rangées s'apprêtent à avaler plus de mille kilomètres de route et à franchir deux frontières. On prévoit treize heures de voyage pour rallier la capitale allemande, minimum.
Ce soir, le calme de l'attente s'est vite dissipé au profit des premiers chants. Soixante, soixante-dix personnes peut-être, se sont massées petit à petit devant le véhicule et patientent maintenant dans un esprit de communion simple. Les maillots sont de sortie, jaunes et noirs, blancs pour les supporters les plus diligents. Si les portes du Bus Vitality s'ouvrent, c'est pour libérer ses officiels pour lesquels on ne manque pas de s’éclaircir la voix. Fabien « Néo » Devide, propriétaire et dirigeant de l'équipe, vient à la rencontre de son escouade d'un jour, pour un discours.
Il est rapidement gagné par l'émotion quand il s'adresse à un parterre de fans en mission. Dans sa bouche, les mots ont un poids difficile à dissimuler : la dernière fois qu'une équipe française a atteint une demi-finale de Major, c'était il y a quatre ans. À Berlin, ses gars ont faim et il y croit à mort. Et à l'adresse de tous ceux qui entament à présent ce long voyage, il s'avoue admiratif de tant de détermination et de courage. Ce qu'il veut, surtout, c'est que l'on retourne cette arène, qu'il n'y ait qu'une seule équipe dans les gradins.
Alors, on s'applaudit, on scande « Neo, Neo ! » et on chante plus fort encore, des chants d'Ultras.
Dernier appel. C'est pour Mickaël « WhiTePenGoiN » Le Roscouët, Social Media Manager chez Vitality — et organisateur de ce road-trip —, l'occasion de distribuer à chaque passagers quelques vivres, du RedBull et des fruits. Dans la file, la pression monte un peu. Le dernier à monter à bord, c'est Nico. À vingt ans, il préside l'association des Golden Hornets, les Ultras de Team Vitality, et fait figure de personnalité ici. L'idée d'un bus Vitality, lui et ses adjoints l'ont fait germer dans la tête de Néo et du staff, avec qui ils sont en contact régulier. Tout s'est décidé en l'espace de quelques heures avec, comme principal levier, l'amour inconditionnel du maillot et un dévouement total à la tribune.
« Attends, c'est un tambour ? »
Nico n'est pas venu les mains vides. Dans ses bagages, de nombreux drapeaux aux couleurs de l'équipe et il y a cette énorme banderole qu'il charge religieusement dans la soute. Il l'a faite lui-même et on peut y lire en gros « VITWIN ». Le jeune auto-entrepreneur admet avoir été pris de cours par la tournure des événements. Tout est allé si vite qu'il a dû remettre à plus tard ses visites d'appartements prévues pour le lendemain. Nico raconte qu'il a la chance de bénéficier sans compter du soutien de ses proches dans son travail associatif : son père l'a sommé de faire ce voyage. Les visites peuvent être repoussées, elles.
Aujourd'hui, les Golden Hornets comptent quatre adhérents qui font du bruit comme trente. L'année dernière, ils se sont entourés pour assister à la demi-finale du Summer Split 2018 de League of Legends, face à Schalke 04. Le crew Vitality y avait marqué les esprits, en plus de faire connaître un petit groupe d'Ultras original — et bruyant — du grand public.
Il y en a eu d'autres pour les Golden Hornets : une Lyon Esport pour y supporter les Abeilles sur Rainbow6 ou bien cette tournée à Valence, en Espagne, il y a quelques mois, pour soutenir Vitality sur Rocket League. Mais dans cette vie bien remplie de supporter, le malheur de Nico et des Ultras, c'est d'être abonnés à la défaite. Tous leurs déplacements se sont soldés par un échec de leur équipe de cœur, peu importe le jeu ou l'endroit. Cette fois c'est la bonne, il le jure.
Les portes du Bus Vitality se referment bientôt derrière les derniers membres du cortège. À l'intérieur, il y a Robi, un joueur Vitality, pro sur Fortnite, qui a décidé de vivre à fond l'expérience parmi les siens. Il y a aussi ce héros avec son gros tambour qui s'attire déjà beaucoup de sympathie dès l'embarquement. On entend d'ici ses percussions raisonner en rythme dans les travées de la Mercedes-Benz Arena à Berlin. Et puis, comme il est de coutume, il y a ce retardataire que tout le monde attend pour enfin partir. On cherche Pierre-Henri, quelqu'un le connaît ? Personne ?
Son arrivée restera sans doute le premier vrai clutch de cette campagne. Au bout du probable sprint de sa vie, le jeune Lillois à la bourre s'effondre devant Néo — qui a lui-même couru pour stopper le car à temps — bras tendus vers le ciel, reconnaissant de toutes ses forces et maudissant les Parisiens de l'avoir si mal orienté.
« Pierre-Henri ! Pierre-Henri ! », c'est une véritable ovation qui déferle sur deux étages. Le Bus Vitality, enfin au complet, s'élance peu après onze heures du soir, coulé par d'autres chants. À l'Est toute.
Virages dans Berlin
La nuit est courte, décousue. Les pauses sont de rigueur, toutes les deux heures environ. Les descentes cadencées des passagers du bus, tout au long de la nuit, rajoutent souvent du bruit et de la lumière à l'inconfort des banquettes. Peu importe pour les Ultras et les fans qui rêvent profondément d'une victoire de Team Vitality contre AVANGAR, en quart de finale, au réveil. C'est le grand saut pour l'équipe Française : Vitality va disputer ses premiers playoffs d'un grand Major de CS:GO. En face, les russophones sont à leur portée.
Le Bus Vitality traverse l'agglomération berlinoise au rythme imposé par le trafic dense de la fin de l'été. En plein centre-ville, la Mercedes-Benz Arena et ses 17,000 places en impose. Devant l'édifice et à quelques mètres du Mur, on distribue les billets avant de se mettre en route, encore somnolents. L'hôtel qu'occupent les joueurs Vitality est juste à côté et une entrevue avec les joueurs est improvisée par le staff.
Au bout de quatorze heures de route, les courbatures n'existent soudainement plus pour les supporters qui font maintenant face aux joueurs. Pour certains, leurs idoles. ALEX, apEX, RpK, NBK et ZywOo, ainsi que leur coach XTQZZZ encaissent une vague gigantesque d'acclamations depuis le perron de leur hôtel. C'est un choc. L'armée Vitality déploie banderoles et drapeaux tricolores puis, d'une même voie, célèbre un par un les membres de l'équipe, qui échangent à leur tour des gestes de gratitude. On réclame un discours de Mathieu « ZywOo » Herbaut. La vedette de dix-huit ans se cacherait presque derrière RpK, souriant, mais écrasé par le trop-plein d'enthousiasme de ses propres fans. C'est Nathan « NBK » Schmitt qui se sacrifie pour lui. Le vétéran rend hommage à tous ceux qui ont fait le déplacement et affirme que Team Vitality a la chance de pouvoir compter sur des supporters aussi déterminés. L'écho médiatique de ce long voyage en bus leur donne, à ses coéquipiers et à lui-même, beaucoup de force pour ce qui les attend sur scène.
L'équipe regagne lentement ses appartements tandis que le cortège s'élance enfin vers l'arène. En guise d'entrée, ENCE joue contre les Australiens de Renegades pour ce premier quart de finale de la compétition. Avant que chacun ne rejoigne la tribune, Nico prend la parole à destination de tous les supporters ici présent. Il va donner ses consignes. L'Ultra est un passionné de football depuis toujours. Ses passages au Parc des Princes entre les tribunes d'Auteuil et Boulogne lui ont communiqué cette passion des virages et des Kops enflammés.
En leader, il donne la marche à suivre : ici, on est venu supporter Team Vitality. Tout le reste, on oublie. Et puis il insiste, la tribune doit être nickel quand on quitte le stade. Il ne veut pas voir le moindre déchet traîner dans les gradins à la sortie.
Ce soir, c'est match
ENCE a perdu. Renegades fait chuter un poids lourd du tournoi, deux à zéro, dès les quarts. Les supporters Finlandais sont nombreux à quitter l'enceinte de la Mercedes-Benz Arena, visages fermés, têtes baissées. Ceux qui restent rouleront pour AVANGAR.
Le Bus Vitality s'est établi aux premiers rangs de la tribune Sud. On attache les banderoles et les drapeaux. Quelques Golden Hornets s’époumonent déjà pour le plus grand plaisir des cameramans. Les techniciens prennent place au pied de la tribune et presque tous les objectifs sont bientôt braqués sur le mur jaune et noir. La scène, insolite, fait presque déjouer les commentateurs stars Alex « Machine » Richardson et Duncan « Thorin » Shields. Les analystes sont partagés sur l'issue de la rencontre.
Les joueurs Vitality font leur entrée sous les effets pyrotechniques et le son de grosses guitares électriques. Ça y est, la tribune est debout et entame son récital entrecoupé de clapings : « Vita ! Vita ! » et « ZywOo ! ZywOo ! », c'est tout ce qu'on entend dans l'arène.
C'est l'euphorie. Il y a même quelques hola dans cette tribune Sud. Et aussi ce supporter d'AVANGAR qui semble s'être perdu, quoique déjà sûrement à sa septième pinte pour arriver à encourager ici son équipe, si fort, de façon si solitaire. Le match est déjà terminé en tribunes mais les fans Français donnent tout devant les écrans géants. Chaque round se solde soit par un hurlement de joie général, soit par des bras croisés derrière la tête. Le moment est vécu à fond. Les images de la tribune Vitality sont projetées dans le stade à chaque interruption.
Mais Vitality n'y est pas et concède Mirage. Les Kazakhs ont peut-être été sous-estimés. La confiance revient peu à peu sur Inferno qui réussit aux Français, ZywOo et apEX lâchent quelques masterclass. Team Vitality traîne AVANGAR dans une ultime manche sur D2. Dans les travées, on se persuade que ça va passer et, malgré la fatigue, le clan Vitality redouble d'efforts et tend les bras pour ses joueurs. Pourtant, Team Vitality est en train de sous-performer. C'est la dure réalité de ce quart de finale : le cinq Français ne joue pas à son meilleur niveau.
Menés douze à trois dans la dernière partie, les joueurs Vitality réussissent presque à revenir au contact, dix à quatorze, avant d'admettre leur échec deux rounds plus tard. Face à une belle équipe d'AVANGAR qui a surpris son monde, Team Vitality sort par la petite porte de ce StarLadder Berlin Major 2019. L'objectif assumé d'une demi-finale s'envole aussi pour l'équipe, tandis que les Ultras, et avec eux tout le Bus Vitality, applaudissent les leurs et rendent hommage aux gagnants.
La sortie se fait dans le silence et sous les railleries du camp d'en face. C'est le jeu. En bas des marches, Nico est abattu. La malédiction le poursuit lui et son petit groupe de supporters. Une fois de plus, il assiste à la défaite de son équipe depuis les premières loges. Ça commence presque à le travailler, mais il est sorti de ses pensées par un appel à se rassembler près de la sortie des joueurs. Toute l'équipe est là, venue passer un moment avec ceux qui ont porté leurs couleurs et crié leurs noms ce soir.
Malgré l'impact d'une telle déroute, on échange quelques mots avec ses joueurs préférés et on prend le temps pour quelques photos. Avec des sourires esquissés pour l'occasion, ALEX, ZywOo et les autres sont redevables et rassurent les fans. Le meeting dure un peu, c'est une bonne chose. Car le voyage retour qui arrive est dans tous les esprits, déjà.
Le temps que tout le monde ait eu son mot à dire et que le Bus Vitality refasse son apparition, les plus malins sont partis saigner le Five Guys d'en face. Très clutch, encore, avant treize heures — supposées — de car. Ce dernier se fait d'ailleurs désirer pendant un instant, il fait froid le soir à Berlin. Son arrivée est un salut pour bon nombre de supporters, exténués par les dernières vingt-quatre heures. Ils n'ont plus rien à donner.
Dernier appel. C'est ALEX et ZywOo qui se chargent de renvoyer les supporters à la maison. Les deux coéquipiers font l'appel dans la bonne humeur. Ils s'appliquent. Le staff Vitality reste à Berlin et c'est à Nico qu'on confie les clés du camion. Le Bus Vitality est entre de bonnes mains. À l'intérieur, Pierre-Henri est là, tout va bien, et Robi s'est endormi en un rien de temps cerné lui aussi par l'épuisement. Tout le monde l'imite avant même la sortie de Berlin. Il est minuit. Ce soir, tout le Bus Vitality est un bus d'Ultras. Et demain, tous se réveilleront supporters à vie.