La bourse ou la vie
En des temps reculés, bien avant le jour maudit, la création de l’Horloge de Xélor et même celle des Dofus Primordiaux, se dressait déjà fièrement Astrub, « l’inaccessible ». Cernée par des contreforts rocheux et escarpés, à l’abri de l’envahisseur, la cité fondée par Brutas et sa bande de mercenaires fut d’abord un campement de renégats avant de devenir un village, puis une grande métropole. Autrefois, seul un dément se serait aventuré dans ce repaire de brigands, mais depuis quelques siècles… on y vivait très bien ! C’était sans doute une des raisons pour lesquelles ce trio de visiteurs enrubannés se trouvait ici, à la recherche d’un appartement, semblait-il…
« … Les ressources sont nombreuses, mon lieutenant, affirma une voix caverneuse. Vous avez vu la carrière ? Elle vient d’ouvrir. Nous ne savons pas encore ce qui va en sortir, mais ça aura forcément de la valeur ! Il y a une forêt, riche et verdoyante, des prairies, des calanques… Au bout de la rue, il y a des commerces et des hôtels de vente, je vous y conduirai si vous le souhaitez, mais je voulais avant tout vous amener ici… »
Trois silhouettes à la carrure imposante, couvertes des pieds à la tête, vagabondaient sur une place publique, habituellement bondée. Mais c’était le petit matin : les rues étaient désertes et le soleil encore couché. Ils empruntèrent une traboule qui les mena à une impasse. Ils faisaient face à un rempart de la ville. Le guide de la troupe posa le sac qu’il portait en bandoulière, leva sa main gantée et parcourut du doigt une longue fissure fine, qui partait du centre de la paroi pour s’écraser au sol un peu plus bas.
« Vous voyez ici ? Il est là, le point faible de la ville, le talon d’Astrub !
- Par Kwetzak… pourquoi parles-tu de talon, Splaza ?
- Je ne sais pas, mon lieutenant, ça m’est venu comme ça… Tout ça pour dire que par rapport à notre plan, nous nous demandions où le bélier pourrait frapper donc… tin-din ! Tandis que les soldats et les cavaliers attaqueront l’entrée, les archers arroseront les troupes ennemies depuis les montagnes. Pendant que les Astrubiens seront affairés…
- Lieutenant Brok !
- … nous n’aurons plus qu’à…
- LIEUTENANT BROK !
- Que se passe-t-il, Karkarias ?
- Je crois que nous sommes suivis… »
Splaza et le lieutenant Brok scrutèrent dans la direction indiquée par Karkarias. Leurs yeux jaunâtres fendus d’une sombre pupille verticale cessèrent de cligner : à quelques kamètres, on pouvait observer un frémissement dans un arbre. Ils écartèrent leurs cache-poussière pour porter la main à leurs sabres. Un instant plus tard, un écureuil gris sortit innocemment des feuillées. Les trois individus reprirent leur respiration.
« Ne m’interromps plus pour rien, Karkarias. Je savais que tu étais couard, mais là, ça devient gênant… »
À ces mots, Splaza sentit une courte lame sous sa gorge.
« Je suis quoi… ? Répète !
- Arrêtez, bande de dégénérés ! ordonna le lieutenant en saisissant le poignet de Karkarias qui laissa tomber sa dague. Nous sommes des fantômes ici. Personne ne doit remarquer notre présence… »
Un bruit de course les surprit. L’écureuil était descendu de son arbre et tenait entre ses petites pattes l’arme blanche de Karkarias. Décidément, ils étaient tendus : deux fois que la créature inoffensive leur donnait des sueurs froides… ils devaient se reprendre ! L’ambiance s’adoucit, les humeurs s’apaisèrent et le rongeur argenté se donna même en spectacle, agitant la dague en équilibre au creux de sa patte, ce qui provoqua un rire général. Jusqu’au moment où l’écureuil planta la botte de Karkarias, qui poussa un cri, aussitôt étouffé par le gant de son lieutenant.
« Chuuuut !!! »
Le rongeur remonta le long de la jambe de sa victime pour lui dérober une bourse attachée à sa ceinture et s’enfuit par la brèche au bas du mur. Face au surréalisme de la scène, les trois voyageurs durent reprendre leurs esprits. Karkarias retira la lame de son pied, l’essuya sur son pantalon et la rangea à son ceinturon. Splaza ouvrit son sac : il semblait contenir toute une armurerie. Il en sortit un grappin pourvu d’une corde et le fit tourner au-dessus de sa tête.
*****
Une fois passés de l’autre côté du mur, les trois individus se mirent à la recherche de la créature.
« Je vais te croquer, sale petit rat ! vociféra Karkarias.
- Là-haut ! » indiqua Splaza
L’écureuil argenté se tenait au sommet d’une colonne appartenant au rempart de la ville. Il agitait la bourse pour faire cliqueter les kamas.
« Rends-moi ça, petite ordure ! »
Le rongeur lança la bourse à leurs pieds.
« Il voulait simplement nous faire sortir d’Astrub… Je crois savoir à qui nous avons affaire… Débarrassez-vous de lui ! » ordonna le lieutenant Brok.
Splaza plongea la main dans son sac et en sortit une arbalète qu’il envoya à Karkarias. Ce dernier l’attrapa au vol et tira aussitôt en directement de l’écureuil. La créature fit un salto arrière pour éviter le carreau : au début du saut, il s’agissait d’un rongeur, à la réception… c’était devenu un petit dragon ! Karkarias, fou de rage, avait déjà rechargé pour tirer ; Splaza projetait quant à lui une série de shurikens à trois pointes. Le reptile argenté répondit par plusieurs jets de boules de feu qui réduisirent en cendres les attaques de ses adversaires.
« Mais… qui es-tu ? s’interrogea Splaza à voix haute, médusé.
- C’est Rathrosk le dragon argenté, gardien d’Astrub, répondit le lieutenant Brok qui, s’avançant d’un pas, ôta l’écharpe qui recouvrait son visage de crocodaille. Je savais que nous risquions de le croiser. Mais il ne pourra empêcher l’inévitable : les jours d’Astrub sont comptés, gardien ! Bientôt, elle nous appartiendra. »
Le petit saurien sourit. Il fit de nouveau un salto arrière pour changer de forme : à présent, il s’agissait d’un dragon humanoïde d’environ deux kamètres.
« T’en as encore beaucoup, des tours de passe-passe de ce genre ? demanda Karkarias avec ironie.
- Quelques-uns, oui… mais il ne dévoilera pas sa forme finale pour de piètres adversaires tels que vous, grogna Rathrosk.
- Descends de ton perchoir pour voir ! Je vais te montrer de quoi les crocodailles sont capables ! menaça Karkarias.
- Je ne ferais pas ça, à ta place, Kark… suggéra Splaza.
- Tu évites le combat depuis le début, mais viens au corps à corps, si t’es un reptile ! »
En une fraction de seconde, Rathrosk bondit, déployant ses ailes, toutes griffes dehors. Il fut si rapide que les crocodailles le perdirent de vue un instant. Soudain, Splaza hurla de peur :
« Derrière toi !!! »
Le dragon argenté chuchotait déjà à l’oreille de Karkarias. Ce dernier resta immobile un instant, comme magnétisé, captif de la parole déversée à son oreille tel un poison. Quand il s’éveilla, il se retourna pour donner un coup de sabre dans l’air. Rathrosk était déjà juché au sommet du rempart d’Astrub.
« Qu’as-tu fait, vile créature ? demanda le lieutenant Brok.
- Il vient d’avertir le peuple crocodaille, répondit le dragon. Vous deux, rentrez chez vous et dites aux vôtres d’abandonner ce projet qui ne fera que les mener aux portes d’Externam.
- On ne partira pas sans Kark ! lança Splaza.
- Il ne vous suivra pas. Votre compagnon est maudit. Il était écrit qu’en sortant d’Astrub, Karkarias ne ferait pas plus de sept pas. Il est écrit à partir de ce jour que tout le peuple crocodaille subira le même sort s’il continue à suivre la voie qu’il a empruntée. »
Rathrosk le dragon argenté, gardien d’Astrub, se retourna puis s’évanouit dans l’obscurité de sa cité. Les trois compagnons écailleux étaient restés cloués sur place, tétanisés. Le soleil pointa entre deux pics rocheux.
« Allez, viens, mon Kark ! On a eu notre compte pour aujourd’hui… » tenta d’assurer Splaza.
Mais le regard de son lieutenant rendait bien compte de la situation. Brok passa sans s’arrêter, gratifiant Karkarias d’une tape amicale sur l’épaule.
« Vas-y, Kark ! Je te suis… Bouge-toi ! l’encouragea Splaza. Tu vas pas tenir compte de tout ce baratin… C’est des craques, tout ça ! »
Karkarias était pâle. Une sueur froide perlait sur son front.
Les trois compagnons reprirent la route. Au bout de quelques pas, sept pour être exact, l’un d’eux s’écroula.