La citrouille a des yeux
Kruik, kruuuiiik, scrounch. Swiiip, kruuuiiik.
Un petit bruit semblable à celui d’un rat pine en train de se faire les dents sur un quignon de pain sec provenait d’une petite cabane perdue au beau milieu de la forêt Maléfique. Pourtant, aucun rongeur à l’horizon. Seulement Malice et sa frimousse de sousouris, affairée devant son établi, à une tâche pour laquelle elle semblait déborder d’une énergie quasi frénétique.
Clak ! Kruuuiiik, scrounch.
La langue pincée entre les lèvres, signe de sa concentration et de son application extrême, Malice se consacrait à son ouvrage depuis maintenant plusieurs heures. Il s’agissait là de son passe-temps favori, pour ne pas dire de son unique occupation du moment. Celle qui la captivait jours et nuits. Celle pour laquelle elle se levait à l’aube et en oubliait même de s’alimenter. Il faut dire que pour elle, recluse au cœur de la forêt, les distractions et la compagnie des autres Douziens se faisaient rares... Peu importe. De toute façon, Malice n’avait jamais été très douée pour les relations sociales. Chaque fois qu’elle avait voulu tisser des liens, cela avait été un échec cuisant...
« Toi au moins, tu sais apprécier mon humour. »
Kruuuiiik, swiiip, kruuuiiik.
« Pas comme ces rabat-joie de l’école de Xélor... »
Scrounch, kruit, kruuuiiik.
« Toujours à tirer une tronche de dix kamètres de long. Toujours à ME remettre les pendules à l’heure... »
Swiiip, kruuuiiik, kruik, kruuuiiik.
« Elles étaient pourtant drôles, mes plaisanteries ! »
Clak ! Clak ! Kruuuiiik.
« Mais non. Pas pour eux... Pas pour ces vieux croûtons de professeurs, ces gloursons mal léchés ! »
Crunch, swiiip, kruuuiiik.
« Et j’te parle même pas des élèves. Pff... Tous à se tirer dans les pattes, à rapporter, à se mettre des bâtons dans les rouages... »
Crunch, crunch, kruik, clak !
« Tu comprends ça, toi ? Passer sa vie à tout prendre au sérieux... Alors qu’il y a tellement de farces qui n’attendent que d’être faites ! Quelle perte de temps. La vie est si courte ! »
Kruuuiiik, swiiip, kruuuiiik.
« Je suis tellement contente de t’avoir rencontré ! Tu es le premier à avoir ri à mes blagues. Je n’oublierai jamais ce moment... Ton visage rond et ridé, la bonhomie qui s’en dégageait. Ton sourire. Enfin, excuse-moi, mais plutôt... ce qu’il en restait ! Ah ah ! »
Swiiip, scrounch, kruuuiiik.
« Et ce rire... Ce rire ! Tellement communicatif. Et tout ça grâce à quelques fées d’artifice plantées dans des citwouilles ! Ah ça, pas de doute, jusqu’à présent tu as été mon meilleur public, ah ah ah ! »
Clak ! Swiiip, crunch.
« J’avais l’impression de voir un enfant. Tu riais de si bon cœur ! Personne auparavant n’avait esquissé le moindre sourire devant mes bêtises. Personne... »
Kruuuiiik, kruik, kruuuiiik.
Malice essuya une larme à l’aide de son bras, sans lâcher son ouvrage des mains. D’épais éclats orange volaient autour d’elle à chacune de ses manipulations.
Shlack ! SCHLACK ! SCHLACK !
La colère, mêlée à la tristesse, rendait ses gestes plus francs, presque brutaux. Malice était une jeune Xélor sensible. Son espièglerie et son amour pour les farces n’avaient jamais vraiment été compris. Pourtant, elle ne désirait qu’une seule chose : apporter un peu de joie et de bonne humeur dans un Monde des Douze qui, à ses yeux, se prenait parfois un peu trop au sérieux. Ses intentions avaient été bien souvent mal interprétées, l’amenant à être définitivement renvoyée de l’école des Xélors... Pendant longtemps, Malice crut que personne ne l’aimerait. Jamais... Elle se disait que, peut-être, ses farces étaient un poil trop lourdes ou mal amenées. Jusqu’au jour où sa route croisa celle d’un paysan au grand cœur. Un vieillard qui avait su préserver son âme d’enfant, capable de rire aux pièges les plus puérils et aux feintes les plus potaches. Depuis elle ne vivait plus que pour une chose : le retrouver et le remercier en lui offrant son œuvre.
Crunch, swiiip, kruuuiiik.
« Hm... Encore un p’tit coup sur la droooiiite... »
Scrounch, kruit, kruuuiiik.
« J’égalise un peu à gauche... Et ça devrait être bon. »
Malice recula légèrement sa chaise de son établi pour élargir sa vision. Elle pencha la tête à droite, puis à gauche, comme pour étudier sa création sous tous les angles. Dans les moindres recoins...
« Aaah ! C’est pas mal comme ça ! Pas mal du tout ! »
Satisfaite du résultat, la Xélor posa ses outils, retira ses gants et dénoua son tablier. Puis elle leva les bras pour s’étirer comme un chacha dans un bâillement sonore.
« Allez, c’est décidé ! Ce sera toi ! »
Malice saisit à pleine main, non sans difficulté, l’énorme cucurbitacée. Le visage qu’elle y avait sculpté ressemblait en tout point à celui de Papi’Louine, ce bon vieux paysan qui avait su lui redonner le sourire. Il avait les mêmes joues proéminentes et ces yeux rieurs qui lui donnaient l’air constamment guilleret. La Xélor sortit de sa cabane, sans même prendre la peine d’enfiler un lainage malgré le froid d’octobre déjà bien installé. L’euphorie l’avait gagnée : elle allait enfin revoir son ami !
***
Le loquet de la porte à peine enclenché, dans l’obscurité de la cahute, de petits ricanements remplacèrent les bruits des outils et celui des morceaux de citwouilles qu’on découpe. Les murs semblaient prendre vie. Et pourtant... À l’intérieur, il n’y avait personne. Enfin... presque.
Sur la gigantesque étagère qui recouvrait le mur principal de la pièce, des centaines d’autres portraits de Papi’Louine prenaient place les uns à côté des autres, soigneusement disposés dans des casiers. Certains étaient plus ressemblants que d’autres. En les étudiant de plus près, on pouvait y deviner l’évolution du travail de Malice. De ses premiers pas maladroits d’artiste, à l’affirmation plus prononcée de son style et de sa maîtrise de la sculpture sur légume.
Les petits rires s’amplifièrent et se multiplièrent, jusqu’à se transformer en bourdonnement assourdissant. Soudain, des lueurs orange jaillirent des orbites des sculptures. LES YEUX ! Les yeux des citwouilles ! Ils s’illuminaient ! Sur les visages, les sourires s’esquissèrent. Tantôt édentés, tantôt maléfiques. Mais tous avec la même particularité : ils auraient donné froid dans le dos à un chafer ! La petite armée de courges prenait vie...
La malédiction. Elle avait commencé...