Depuis la Rogers Arena de Vancouver, The International de Dota 2, le rendez-vous incontournable de la scène esport du MOBA de Valve, fait salle comble. Derrière l'enthousiasme des fans, venus en nombre cette année encore défendre les couleurs de Team Liquid ou d'OpTic Gaming, demeure une fascination pour des chiffres qui donnent le vertige. The International 2018 est en passe de battre une année de plus le record du plus gros cash prize distribué en compétition, avec plus de 25 millions de dollars répartis entre les participants, dont 44% du total pour le vainqueur. Une somme exorbitante qui s'éloigne de très loin des standards de l'esport et qui fait du tournoi international de Dota 2 la compétition annuelle la plus rémunératrice pour les joueurs depuis 2013.
A l'origine de cet évènement unique, une authentique stratégie commerciale de financement participatif menée par l'éditeur auprès du grand public, qui associe chaque joueur à la réussite du tournoi. Majoritairement centrée sur l'événement phare de l'année, la politique de Valve en matière de répartition des cashprizes permet à The International de bénéficier d'un vaste battage médiatique qui au premier abord laisserait à penser que Valve aurait trouvé là le modèle esport rêvé.
Un Battle Pass finement ciselé
D'ici le 25 août et le sacre de l'équipe championne du tournoi international de Dota 2, la somme d'argent dévolue à l'ensemble des participants continue de prendre de l'ampleur. Grâce aux ventes estivales de son Battle Pass, Valve fait profiter sa communauté de tout un tas d'avantages pour un prix d'entrée de 9,99 $. Des récompenses pour les joueurs de Dota 2 qui vont des modes de jeu bonus à des cosmétiques et qui gagnent en importance en fonction de la progression de chacun, via un système de leveling. l'éditeur propose même à la vente un Battle Pass premium à 36,99$ ou l'achat de niveaux supplémentaires. 25% des recettes issues de la vente des Battle Pass sont ainsi directement injectées dans le cash prize de The International. Valve encourage même directement les joueurs à se munir de leur Battle Pass en promettant d'attribuer encore plus d'avantages en jeu si le cash prize du tournoi dépasse celui de l'année précédente, ou atteint la barre symbolique des 30 millions de dollars.
Chaque année depuis 2013 et la création du Battle Pass, le tournoi international de Dota 2 bat son propre record du plus gros cash prize en tournoi et tout indique que l'édition de cette année s'inscrira dans cette dynamique. L'engouement des joueurs pour une compétition aux enjeux démesurés a incité la communauté de Dota 2 toute entière à mettre la main à la poche, en consommant davantage ‹‹ pour la bonne cause ››. La contribution de l'éditeur, elle, est constante depuis l'inauguration de The International en 2011 : 1,6 million de dollars en guise de participation.
En comparaison, du côté de chez Riot Games, ce sont 2 millions de dollars qui sont directement mis sur la table par l'éditeur depuis 2012, soit sensiblement la même somme. Et depuis 2016, ce sont 25 % des ventes de certains skins et cosmétiques qui sont ajouté au cash prize des Worlds. Avec une offre beaucoup plus "légère" en termes d'avantages du côté de chez Riot, l'apport financier généré par la communauté l'est aussi. Soit environ 2,3 millions de dollars en 2017 vs 23 millions pour TI7, un différentiel de 1 à 10.
Le difficile équilibre du modèle de financement des acteurs
Dans un article du site spécialisé Kotaku intitulé ‹‹ The International is Bad for Dota 2 ›› (lui même basé en partie sur un article d'ESPN), l'auteur revient sur une réforme majeure entreprise par Valve en 2016, le DPC, ou "Dota 2 Pro Circuit".
Avant 2016, Valve permettait aux organisateurs tiers de financer en grande partie leurs événements en profitant des possibilités in game de son jeu, vente de tickets, de cosmétiques etc, dont les revenus étaient alors crowdfundés dans l'événement. Ce système marchait bien, les cashprizes explosaient, mais…
Un événement en lan, ce n'est pas comme une saison de LCS sur LoL. L'organisateur n'est pas l'éditeur et à donc des objectifs financiers différents. Il doit notamment s'assurer de maximiser l'exposition des "top teams" afin d'attirer un maximum de viewers sur son stream et satisfaire les partenaires. C'est ainsi qu'il condense en 1 à 2 jours la totalité de sa programmation lors d'un événement unique dans l'année et qui ne permet donc pas de grandes économies d'échelles via l'amortissement des moyens (tel que les studios LCS de Riot Games par exemple). Résultat ? Des formats courts, BO1, BO3 et surtout très peu de teams présentes, la plupart invitées selon une hiérarchie mondiale établie généralement par The Invitationnal de l'année précédente. Problème donc, si vous n'êtes pas une top team, quasiment impossible de vous frayer un chemin dans l'élite, et si vous n'êtes pas dans l'élite personne ne financera votre équipe à hauteur des top teams puisque vous n'offrirez pas la visibilité attendue, le système tournait donc en ronds.
En 2016, changement de plan, Valve coupe le robinet et ne permet plus aux organisateurs d'accéder aux facilités de crowdfunding permises par la plateforme. A la place un système de Majors et Minors est mis en place, respectivement dotés en cashprize de 500k $ et 150k $ fournis par Valve, à quoi s'ajoute la même somme "à minima" fournie par l'organisateur. En tout 11 majors et 11 minors, 1 par mois. Sans le crowdfunding Il n'est donc dès lors plus possible pour un événement de compter sur cette gigantesque manne financière pré 2016 qui permettait notamment de couvrir une bonne partie des coûts de production des événements. De plus, Valve impose aux organisateurs des finales en Lan et de proposer au moins 1 slot qualificatif par "région", soit 6 en tout, afin d'enfin permettre à une scène tier 2 d'avoir une chance d'évoluer vers le tier 1 et de relier les deux mondes.
Moins d'argent, entraînant moins de budget événementiel, les organisateurs ont donc encore plus réduits leurs formats afin de tenir leurs coûts et par conséquent la liste des équipes "invitées" jusqu'alors (le fameux top 8 monde) s'est réduit. La bataille pour les 6 places de qualification en major faisant rage sur chaque continent et aucune équipe pro n'étant assurée de "toujours" se qualifier, l'instabilité dans les tops teams s'est aggravée. Car sans Major, moins d'exposition et moins d'argent.
Sachant qu'une scène esport saine, ne peut aujourd'hui consciemment s'envisager sans permettre aux acteurs économiques de celle-ci, organisateur, sponsors d'équipes.. de s'assurer de la pérennité de leurs investissements, un autre problème de taille s'ajoute alors à ceux déjà cités.
The Invitationnal, le trou noir de l'esport ?
En offrant le plus gros cashprize de l'histoire de l'esport en un seul événement et 65% des gains totaux de l'année distribués sur la totalité du circuit Dota 2 2018, Valve fait probablement face à un problème de taille. Il est dit de l'histoire qu'elle est écrite par les vainqueurs, ça n'a jamais été aussi vrai qu'avec Dota 2. Si vous n'êtes pas à The Invitationnal, aux yeux des sponsors et des marques vous avez tout simplement raté votre saison. Car ce tournoi, à lui seul, peut éclipser la totalité des résultats que vous avez obtenu au cours de l'année. Il y a ceux qui font TI et les autres. Extrêmement difficile pour une marque donc, d'investir dans une équipe, de même pour un organisateur d'événement, d'attirer des partenaires, tant le seul et unique moment d'intérêt pour la communauté visée est centré sur un unique événement.
Même problématique du côté des joueurs, il y a ceux qui font TI et gagnent une fortune en quelques jours, et ceux qui auront cravaché toute l'année pour accumuler des résultats mais seront loins du compte lorsque l'heure de la comparaison des gains aura sonnée. En conséquence, plus TI se rapproche, plus les joueurs cherchent à changer d'équipe afin de maximiser leurs chances d'en être.
Intérrogé par Kotaku, Muriel Huisman, ancien coach des Vega Squadron se montre très perspicace sur l'état de délabrement du circuit professionnel de Dota 2 :
Au travers de The International, Valve marque indéniablement chaque année les esprits. Innovant dans son approche du financement, résolument à contre courant du système de franchises proposés par Blizzard et Riot Games, l'éditeur a fait le choix d'une formule bien plus libérale, laissant en grande partie la main aux acteurs pour se structurer. Cependant l'équilibre des intérêts des protagonistes n'est aujourd'hui clairement pas atteint. Un circuit tributaire de nombreux organisateurs différents en recherche de rentabilité, des structure d'équipes frileuses à surinvestir dans des rosters très instables, des joueurs partant régulièrement au plus offrant et n'ayant pour seul intérêt que le fameux "TI" de l'année et l'événement phare de la saison devenu probablement trop gros.. alors 25 millions de $, c'est beau, certes, mais si un arbre doit cacher une forêt, celui-ci est incroyablement élevé.