En 1997, Dennis "Thresh" Fong remportait le Red Annihilation, tournoi Quake auquel participaient plus de 1,900 joueurs. Pour beaucoup, cet événement constitue la première compétition eSportive d'envergure de l'histoire, avec des qualifications online, une phase finale organisée à Atlanta dans le cadre de l'E3 et même une Ferrari à la clé. Depuis, les jeux vidéos en compétition ont fait du chemin. Les organisateurs de tournois se sont multipliés, les cashprizes sont devenus plus juteux... en bref, le phénomène a gagné en ampleur, touchant une audience de plus en plus variée. Le secteur s'est professionnalisé et la concurrence dans la plupart des jeux est devenue rude. Il est donc légitime de poser la question suivante : est-il plus difficile de s'imposer dans une compétition eSportive moderne que dans un tournoi majeur il y a 10 ans ? Et aujourd'hui, dans quelle mesure peut-on dire que dans l'eSport, c'est toujours le meilleur qui gagne ?
Dennis Fong étrenne sa Ferrari après sa victoire au Red Annihilation sur Quake en 1997. |
Des conditions disproportionnées
Pour gagner, il faut avant tout pouvoir participer. Cela implique d'avoir accès à un ordinateur doté d'une connexion digne de ce nom. Aujourd'hui, tous les pays du monde n'ont donc pas la possibilité de produire des champions vidéo ludiques, et c'est entre autres ce qui sépare cette discipline du sport classique où un joueur de talent pourra - dans une certaine mesure - plus facilement se faire détecter quelque soit son milieu d'origine.
Il y a aussi des zones d'ombres. Dans certains pays comme la Chine et la Russie, les joueurs ne réussissent toujours pas à obtenir un visa pour aller disputer des tournois à l'international. Les compétitions se retrouvent alors amputées de joueurs phares qui auraient certainement pu prétendre au titre. Aujourd'hui, les différents circuits professionnels gèrent mieux ce genre de situation, ce qui garantit davantage d'équité. Ce qui ne veut pas dire que les problèmes ont pris fin pour autant : début 2016, plusieurs joueurs des LCS en Europe et aux Etats-Unis se sont vus privés de matchs suite à des soucis de visa. Dans un autre registre, on se souvient aussi des nombreux soucis de lag lors d'importantes compétitions online, souvent qualificatives pour les phases finales offline. Sur Warcraft 3, les joueurs chinois ont ainsi rapidement acquis la réputation d'être des machines de guerre en LAN, alors qu'ils échouaient régulièrement aux qualifications sur le net. Difficile, dans ces conditions, de parler d'égalité des chances.
La nature-même d'un jeu peut également entrer en ligne de compte. La présence d'un fort facteur aléatoire dans certains jeux compétitifs tels qu'Hearthstone alimente ainsi un débat sans fin. Sur le jeu de cartes Blizzard, il n'est pas rare de voir un match se terminer prématurément si les cartes arrivent dans le bon ordre pour l'un des deux joueurs. Peut-on dire pour autant que n'importe quel joueur un peu solide pourrait être sacré champion du monde d'Hearthstone ? Non, bien évidemment. Comme au poker, une bonne connaissance des probabilités et de la méta sont nécessaires pour briller sur un TCG (Trading Card Game). Mais il est indéniable que la RNG (Random Number Generation) va au détriment de la compétition pure en matière de jeu vidéo. Un top deck opportun, un coup critique un peu trop élevé, un drop d'item heureux et c'est le cours de la partie qui s'inverse. C'est ainsi qu'un simple tome d'expérience a donné la victoire à Creolophus lors de la finale des WCG 2007 sur Warcraft 3. Sur toute une saison, ces faits de jeu dus au hasard s'annuleront, et les meilleurs se distingueront quoi qu'il arrive. Mais dans le cadre d'un seul tournoi à élimination directe, on n'est jamais à l'abri d'une surprise sur un jeu doté d'une composante aléatoire.
Vers un format de plus en plus équitable ?
Dès le début des années 2000, plusieurs grands organisateurs se distinguent dans le paysage eSportif. L'ESWC en Europe, la CPL ou encore la MLG aux États-Unis mettent en place de véritables circuits, tentant de reproduire un modèle sportif déjà existant. Cependant, il y a eu plus d'un galop d'essai, et le format de la plupart de ces événements n'a pas toujours été optimal.
Pour remporter un ESWC dans le courant des années 2000 et s'adjuger le titre de "champion du monde", il fallait certes passer par une phase qualificative nationale. En France, le système fonctionnait plutôt bien (et pour cause : l'organisation était française !). Les tournois organisés à l'occasion de grandes LANs comme la Gamers Assembly rapportaient des points et les mieux classés étaient invités à une coupe où les meilleurs venaient représenter la France aux finales mondiales. Néanmoins, dans d'autres pays, la mécanique n'était pas aussi bien huilée. Les phases qualificatives se déroulaient tantôt en ligne, tantôt jamais, faute de partenariats avec certains organisateurs d'événements. Ainsi, la Pologne s'est vue privée de certains représentants à l'ESWC 2010, alors que son effectif était composé d'excellents éléments.
De surcroît, il suffisait généralement de remporter une simple phase qualificative pour participer à l'événement final, et les deux échéances n'étaient parfois séparées que par deux petits mois. Cela tranche nettement avec certains circuits modernes, comme sur League of Legends où une équipe qui vient de se qualifier pour les Challenger Series (l'équivalent de la ligue 2) doit batailler ferme pendant au moins 10 mois pour obtenir le titre de champion du monde, et ce dans le cas de figure d'un parcours parfait.
Même dans les compétitions les plus prestigieuses, les matchs en eux-mêmes n'ont pas toujours bénéficié d'un format idéal. Finales au meilleur des 3 manches (BO3) pour les WCG, pas de loser bracket lors de la plupart des ESWC, formats parfois inadaptés pour les tournois Hearthstone... On sait qu'en général, un format type coupe ne permet pas toujours aux meilleurs ou aux plus constants de tirer leur épingle du jeu. Mais la possibilité d'être éliminé dans une phase de groupe des WCG où tous les matchs se déroulent en BO1 ne fait pas toujours rêver. La plupart des tournois modernes ont pris le pas en proposant des championnats complets et des finales où le BO5 est souvent de mise. Les LCS illustrent parfaitement ce point : en Corée, les organisateurs étaient même allés jusqu'à permettre aux joueurs de choisir deux fois le même champion en cas d'égalité dans le match final.
Mais très tôt, des exceptions apparaissent. A l'occasion des Blizzcon, Blizzard organise un championnat annuel. Les joueurs ont alors la possibilité de se qualifier à des tournois intermédiaires grâce à leurs performances sur le ladder. Cette méthode de qualification plus sélective a été conservée et améliorée pour l'ensemble du circuit Hearthstone (voir image ci-contre) qui prend en compte non seulement les performances en ladder, mais aussi certaines coupes online et des événements organisés dans divers cybercafés.
T'es connu, tu montes.
Ces méthodes de qualification permettent à certains joueurs peu connus de se distinguer et de sortir du lot. Car si certaines compétitions se veulent de plus en plus méritocratiques, l'eSport fonctionne encore beaucoup en circuit fermé. Hearthstone illustre à merveille ce phénomène. Une victoire à la Blizzcon 2016 couronnera forcément un excellent joueur tant le processus de qualification ne semble rien laisser au hasard, mais nombre de tournois organisés sur le TCG Blizzard fonctionnent par invitation. Les streamers influents ou les joueurs ayant percé sur la bêta se retrouvent donc souvent qualifiés d'office à de nombreux événements, ce qui a souvent provoqué la polémique. Notons que la pratique ne date pas d'hier, et qu'elle n'est pas réservée à Hearthstone : sur Warcraft 3, ToD et Grubby étaient systématiquement invités à tous les tournois organisés en Chine et en Corée. Certes, les deux coéquipiers étaient de bons joueurs, mais l'Europe comptait alors d'autres éléments solides, qui n'avaient souvent même pas l'occasion de se qualifier pour une éventuelle phase finale.
ToD & Grubby lors de l'Assembly Winter. |
Aujourd'hui, même s'il est plus facile pour un jeune talent de se faire détecter, les outils mis à la disposition des joueurs sont encore trop imparfaits. Initialement, sur League of Legends, la SoloQ était le seul moyen de juger le niveau d'un joueur... sur un jeu par équipe (cet article aborde en détail ce paradoxe). RIOT travaille cependant activement pour résoudre ce problème, et tente aujourd'hui d'intégrer une dimension plus collective à ce système. Contrairement au sport où l'on retrouve des centres de formations à de nombreuses échelles, les eSportifs en devenir doivent obligatoirement se faire connaître, se constituer un réseau et trouver eux-mêmes leurs partenaires d'entraînement. Dans un milieu où les relations importent tant, on peut se demander quelle place est réellement laissée au mérite.
« Si je prends l'exemple de CS 1.6, il y a 10 ans, les joueurs se disputaient sur un circuit qualificatif pour les finales françaises et les meilleurs arrivaient aux finales mondiales. Globalement, il était possible de devenir champion du Monde en 6 mois. Aujourd'hui, on en est loin. »
Fabien "C0RBIER" Martinez
Dans le courant des années 2010, la MLG propose un système intéressant. Pour chacune des étapes de son circuit, les 16 joueurs ayant réussi les meilleures performances lors des éditions précédentes bénéficient d'un passe-droit leur évitant de se frotter à arbre open bracket plutôt fastidieux. En fonction de leurs résultats, ces 16 joueurs sont ensuite répartis dans un second arbre à double élimination. Ce système semble relativement impartial, mais il n'est pas sans défaut. Ainsi, de nombreux joueurs nord-américains qui ont participé aux premières éditions - moins relevées - ont bénéficié du statut de tête de série pendant très longtemps et ont profité de l'effet boule de neige pour asseoir leur position ; tout cela au détriment de joueurs parfois meilleurs, mais devant remporter beaucoup plus de matchs pour atteindre le plus haut palier. Pour couronner le tout, ce système exigeait qu'un très grand nombre de matchs soient joués, ce qui pouvait parfois nuire au spectacle tant les tournois duraient longtemps.
Dans l'eSport comme dans le sport traditionnel, cette notion de spectacle est clé. Un système de championnat, avec des matchs aller-retour, permet probablement plus d'équité qu'un arbre en BO3 sans loser bracket. Mais le deuxième format générera plus d'engouement, ou de hype, comme disent les jeunes. Tout peut arriver, les grands peuvent flancher, les petits poucets jouent crânement leur chance... bref, les spectateurs sont friands de contes de fées, et le choix du format est essentiel pour susciter ce type d'intérêt.
Même si l'eSport a considérablement évolué, on ne peut pas encore dire qu'il s'agit d'un secteur pleinement méritocratique. Les méthodes de qualification et de sélection se sont affinées, les scènes ont gagné en densité, mais les organisateurs de tournois cherchent avant tout à séduire leur audience en favorisant l'invitation de joueurs connus, ce qui peut nuire au renouvellement de la scène. A l'heure actuelle, il s'agit donc de distinguer certaines événements qui relèvent plus du spectacle des véritables circuits professionnels, qui eux se veulent aujourd'hui très exigeants et se déroulent parfois sur une année entière.