Batman et Gotham City, les ténèbres de l'âme
C'est aujourd'hui un fait avéré, l'homme chauve-souris connaît depuis quelques temps un nouvel âge d'or. Depuis sa création en 1939 par l'américain Bob Kane, Bruce Wayne alias Batman , a su traverser les époques, se réinventer sans cesse pour devenir ce qu'il est à ce jour, l'un des plus célèbres super-héros de l'univers DC Comics. Si bien qu'il est désormais connu de tous et présent dans tous les médias. La retranscription de ses aventures transcende en effet les univers puisqu'il apparaît aujourd'hui aussi bien en version papier dans les comics, son média d'origine, que dans le cinéma ou encore dans les jeux vidéo. Et chacune de ses adaptations est sujette à une réécriture de son personnage et de son univers, permettant ainsi de le faire vivre à travers une multitude de lignes scénaristiques, pourtant toutes basées sur le même héros, mais aussi radicalement différentes par leur traitement de celui-ci.
Le Chevalier Noir et les médias
Pour illustrer ce phénomène, il convient de faire un état des lieux de sa situation actuelle dans les médias. Le chevalier noir fêtait récemment ses 75 ans. Et pour cette occasion unique, Urban Comics décidait de publier en noir et blanc des éditions spéciales de cinq récits emblématiques de ce personnage, réalisées par des grands noms de la profession. Ainsi, The Dark Knight Returns de Frank Miller, Année 1 de Frank Miller et David Mazzucchelli, Silence de Jeph Loeb et Jim Lee, Amère Victoire de Jeph Loeb et Tim Sale et enfin La Cour des Hiboux de Scott Snyder et Greg Capullo, se voyaient célébrés par ce retour aux sources graphique et scénaristique. Chacun d'entre eux propose au lecteur de vivre une des aventures emblématiques de l'homme chauve-souris. The Dark Knight Returns par exemple, met en scène un Batman usé par les années et ayant remisé son costume au placard, condamné à reprendre du service pour sauver Gotham City de la criminalité exacerbée d'un gang de mutants. Et alors que Année 1 centre son récit sur les origines du super-héros, La Cour des Hiboux met le chevalier noir face à des ennemis remettant en cause les fondations même de la ville de Gotham. Mais cet anniversaire met aussi en évidence l'omniprésence de Batman dans des médias tels que le cinéma et les jeux vidéo.
Les loisirs vidéoludiques tout d'abord, sont en effet une source d'inspiration inépuisable pour permettre aux joueurs de vivre ses aventures et cela quel que soit le type de jeu. Le MMO DC Universe Online permet par exemple de créer un super-héros de toutes pièces et d'épauler le chevalier noir dans sa lutte contre une menace extraterrestre sans précédent à Gotham City et Métropolis. Le genre du MOBA est lui aussi représenté avec Infinite Crisis qui propose d'incarner plusieurs super-héros dont différentes versions de l'homme chauve-souris dans des combats en ligne entre joueurs. Ayant vu le jour en 2012, le FPS Gotham City Impostors met en scène quant à lui des adorateurs déjantés de Batman et du Joker dans des affrontements meurtriers au cœur de la ville de Gotham. Mais c'est bien la série des Arkham qui fait le plus parler d'elle. Débutée en 2009 avec Batman : Arkham Asylum, elle met le joueur dans la peau du personnage alors qu'il lutte contre ses ennemis les plus emblématiques. Le premier épisode mettait en scène le chevalier noir aux prises avec les plus dangereux pensionnaires de l'asile d'Arkham. Se déroulant quelques années plus tard, l'épisode Arkham City voyait toute une partie de la ville de Gotham annexée par les criminels et en proie à la violence. Le troisième opus sorti en 2013, Arkham Origins proposait un retour aux sources et aux premières années du héros. Et pour conclure cette série, en 2015 sortira Arkham Knight, épisode final mettant en scène un Batman contraint de lutter contre ses pires ennemis, alliés pour cette occasion spéciale.
Mais l'industrie du film n'est pas délaissée pour autant. En effet, en 2012 s'achevait la trilogie de Christopher Nolan débutée 7 ans plus tôt et portant à l'écran les aventures du super-héros dans les films Batman Begins, The Dark Knight et The Dark Knight Rises. 2016 marquera la sortie d'un nouveau reboot de ses aventures. Ainsi, Batman V Superman mettra en scène Ben Affleck sous les traits de Bruce Wayne, aux prises avec un Superman tout puissant incarné par Henry Cavill. Chaque nouvelle information est guettée avec attention par les fans du chevalier noir, si bien que le choix final de l'acteur principal constituait à lui seul un important sujet de polémique. Les récentes révélations du costume du personnage et du design de la Batmobile permettront donc de continuer à alimenter les débats. Parallèlement, les films d'animation eux aussi proposent une plongée dans différentes époques du héros. Dans Son of Batman, le chevalier noir apprend l'existence de Damian, son fils né de l'union avec Talia Al Ghul de la ligue des assassins et fille de son vieil ennemi Rha's Al Ghul. Il devra le former et le rendre digne de combattre à ses côtés. Mais ce qui est encore plus intéressant, c'est lorsque les genres se mêlent et s'influencent pour donner vie à des créations uniques. Ainsi, le film d'animation Batman : Assault on Arkham prendra place dans le même univers que la série de jeux vidéo des Arkham et mettra Batman face à son ennemi juré, le Joker. D'autre part, une série télévisée centrée sur le personnage du commissaire Gordon dans ses jeunes années devrait voir le jour prochainement. Elle permettra d'assister à la naissance de célèbres vilains de l'univers DC, mais aussi aux meurtres de Thomas et Martha Wayne, parents du jeune Bruce Wayne et donc à l'avènement du justicier masqué. Tous ces univers diffèrent en bien des points et chacun adopte ses choix narratifs propres. Cependant, quel que soit le média ou le scénario, un élément central reste inlassablement inchangé, permettant de localiser et personnifier ce monde si particulier.
Gotham City, la ville sombre
La ville de Gotham est connue comme l'environnement du chevalier noir et elle est presque aussi célèbre que le héros qu'elle abrite. Mais au départ, c'est à New-York que celui-ci évoluait. Et cela dura presque deux ans. En effet, à sa création en mars 1939, c'est bien à New-York que le justicier combattait le crime et il aura fallu attendre janvier 1941 pour que la cité mère de Batman soit rebaptisée sous le nom que nous connaissons aujourd'hui, Gotham City. Son histoire n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle de la Grosse Pomme, dont elle parait représenter une version sombre, puisqu'il semblerait notamment qu'elle ait été fondée en 1635 par un mercenaire norvégien sur la côte nord-est des Etats- Unis, avant de passer plus tard sous le contrôle britannique. Gotham aurait aussi occupé un rôle déterminant dans la Guerre d'Indépendance, avant de connaître un essor important. Les origines de la ville font mention de sectes et groupes occultes ayant vécu dans les environs. Ces évènements seront d'ailleurs prétextes à plusieurs récits aux échos surnaturels témoignant de la corruption avérée de ce lieu maudit.
D'un point de vue géographique, les représentations de la ville pourront diverger quelque peu suivant les récits. L'emplacement de l'asile d'Arkham, bâti par Amadeus Arkham pour abriter les plus dangereux criminels de Gotham notamment. Dans le jeu vidéo Arkham Asylum ainsi que dans le film Batman Begins, celui-ci est situé sur une île, alors que la majorité des autres récits le placent généralement sur les hauteurs de la ville. Cependant, malgré quelques légères nuances, les représentations de la ville restent généralement sensiblement similaires. Graphiquement, la ville est d'abord représentée comme
une gigantesque métropole, qui s'est vue dotée au fil du temps d'une architecture majoritairement gothique, dimension qui n'a fait que s'intensifier en passant entre les mains des différents dessinateurs. A l'écran aussi, Tim Burton par exemple dans la série de films qu'il aura réalisée à partir de 1989, força cette dimension pour en faire une caractéristique représentative de la ville. Et même si d'autres styles architecturaux la composent, il semblerait que le gothique soit celui qui caractérise le mieux Gotham City.
D'illustres personnages ont aussi participé à son avènement, comme le juge Solomon Wayne, ancêtre de Bruce Wayne, qui après avoir rencontré l'architecte Cyrus Pinkney, aurait collaboré avec ce dernier, contribuant ainsi à la construction de la ville et de certains de ses lieux les plus emblématiques. Dans la série La Cour des Hiboux, il est fait mention du fait que Alan Wayne, grand-père de Bruce Wayne aurait aussi participé à la création d'une grande partie de Gotham ainsi que de la célèbre Tour Wayne placée en son centre. Plus tard, Lex Luthor, autre grand nom de l'univers DC, interviendra dans sa reconstruction en y apportant une architecture plus moderne, mais en conservant toujours son identité gothique si représentative.
Certains lieux demeurent aussi emblématiques de la ville, comme Park Row, rebaptisée Crime Alley après le meurtre des parents du jeune Bruce Wayne, l'asile d'Arkham, l'Usine d'Ace Chemicals ou encore le parc d'attraction Amusement Mile. Au fil des époques, la ville aura connu des évènements marquants, tels que des catastrophes naturelles et des attaques. Elle aura vu s'affronter différents gangs, chacun tentant d'en prendre le contrôle dans une lutte sans fin. Les personnes sensées la protéger furent elles aussi affectées par son empreinte sombre et la police devint corrompue, réduite à la même expression que celle des criminels qu'elle était sensée pourchasser. Avec le temps, les habitants finirent par ne plus croire en rien, l'espoir s'éteignit, tandis que la criminalité et la corruption explosèrent. Gotham se forgea une personnalité ténébreuse qui corrompit les âmes et endurcit les corps. Finalement, elle cessa de n'être qu'une unité de lieu pour revêtir une personnalité sombre et empreinte de mystère. Dans la plupart des récits, elle apparaît comme plongée dans une perpétuelle obscurité et dans certains univers, la lumière du jour semble même en avoir disparu.
Une influence réciproque
C'est dans ce contexte qu'apparut le personnage de Batman. Hanté par son passé et bien décidé à purger la ville de ses vices, Bruce Wayne créa son alter ego. Il puisa alors dans ses propres peurs pour imaginer un symbole qui inspirerait la crainte à ses ennemis. Et alors que Bruce Wayne apparaît comme une personne altruiste et fondamentalement bonne, œuvrant à la sauvegarde de la ville via son entreprise et sa fondation, son alter ego lui est opposé en tous points. La famille Wayne a bâti Gotham City et continue son œuvre aujourd'hui encore. Batman, lui, affronte ses démons. C'est un homme marqué par les horreurs qu'il a vécu, habité par une constante paranoïa et une incapacité chronique à faire confiance à qui que ce soit, à l'exception de quelques personnes telles que son majordome et ami, Alfred Pennyworth. Et ce sont justement ses rares amis qui symbolisent l'ultime frontière l'empêchant de sombrer irrémédiablement dans la folie.
Gotham est une personnification de cette folie. C'est une entité à part entière, se nourrissant des peurs de ses habitants et dont le vice est devenu un attribut propre. Pour y évoluer et en devenir maître, l'homme chauve-souris en aura tout appris, de ses moindres recoins sombres à ses secrets les plus inavouables. Il se sera finalement imprégné de sa noirceur pour créer son personnage. Et même s'il doit pour lutter contre eux, adopter un fonctionnement similaire à celui des criminels de cette ville, il demeure un point sur lequel il en diffère radicalement. Il ne tue pas. Tuer serait si simple. Et c'est à chaque fois la solution qu'il voudrait adopter, tant les monstres qu'il affronte le répugnent, tant les horreurs qu'ils commettent mériteraient la pire des punitions. Mais c'est la limite qu'il s'est fixée, celle qu'il ne franchira jamais. S'il empruntait cette voie, il n'en reviendrait jamais. Et même pour venger la mort d'un de ses compagnons, c'est une alternative qu'il se refusera, si douloureux soit ce choix.
Mais si Gotham a créé Batman, tous deux ont aidé à façonner ses criminels. Et chacun d'entre eux pourrait représenter un des aspects de cette ville maudite. Le Joker, l'Epouvantail, Double- Face, l'Homme Mystère, le Pingouin, Black Mask, Killer Croc ou encore Gueule d'Argile, tous pourraient n'être que des totems de Gotham City, tout comme Batman pourrait représenter l'ombre planant constamment sur la ville. Pour tenter de vaincre le chevalier noir, tous se sont appropriés un vice de la ville pour en faire leur caractéristique propre. La folie, la peur, la tromperie, le mystère, la sauvagerie, tant de vices que Batman se doit de combattre pour la justice. Plus d'une fois, ses ennemis tentèrent d'utiliser la ville contre lui. Plus d'une fois, il pensa devenir fou, à force de peur, de tromperies, de mystères. Mais il se devait de tenir, de continuer la lutte. Sans Batman, ses ennemis n'auraient sans doute jamais vu le jour. Il les avait créés, tel était donc son rôle que de tenter de mettre fin à leurs exactions.
Et s'il était à l'origine seul à lutter, l'homme chauve-souris sut s'entourer de précieux alliés. Malgré sa méfiance, il finit en effet à plusieurs reprises par accorder sa confiance à quelques uns de ses semblables. La tragédie vécue par le jeune Dick Grayson renvoya Bruce Wayne aux cauchemars de son passé, et devant une telle situation, ce dernier décida de lui apporter son aide. Plus tard naquit ainsi le premier de ses équipiers, Robin. Les années passèrent et leur nombre augmenta, la Bat-Family s'agrandit, chacun de ses membres désireux de nettoyer la ville de sa criminalité débordante. Et même si la méfiance était toujours là, Batman endossa le rôle de mentor, de père. Il entraîna successivement chacun de ses alliés, leur apprit tout ce qu'il savait, les arma afin qu'ils soient à même de lutter et défendre leurs idéaux.
Et finalement, il finit par se convaincre qu'il savait tout de ses alliés, de ses ennemis, de sa ville ; la ville qui l'avait créé, qui l'avait enfanté, qui l'avait vu grandir et dont il pensait être devenu maître. Mais sur ce point, il se trompait. Plus d'une fois, il se pensa à l'abri derrière ses convictions. Et plus d'une fois, Gotham lui rappela douloureusement qu'elle n'avait ni Dieu ni maître. Dans la série de livres La Cour des Hiboux par exemple, le plus grand détective du monde se rendit compte que depuis plusieurs générations, une société secrète agissait dans l'ombre et avait infiltré les plus hautes instances de la ville, allant même jusqu'à élire domicile dans des lieux lui appartenant pour fomenter ses plans machiavéliques. Dans Batman Begins, la ville est considérée par Rha's Al Ghul et la ligue des ombres comme la lie de l'humanité, un temple de la souffrance et de la corruption. Pour cela, la seule alternative serait la destruction totale. Face à ce constat, Batman n'aura d'autre choix que de protéger Gotham une fois encore. La nature surnaturelle de Gotham lui apparut aussi plusieurs fois. La mort de la créature connue sous le nom de Dr.Gotham, enterrée vivante sous les fondations de la ville avant sa création, ne fut que le premier acte d'une longue série d'apparitions démoniaques. Et à chacune d'entre elles, le chevalier noir dut lutter contre des puissances dépassant sa compréhension. Le simple mortel affronta les forces surnaturelles et les repoussa toujours. Même si la ville l'avait mainte fois dupé, même si elle était la plus cruelle parmi tous ses ennemis, même si elle avait nourri leurs ambitions et à plusieurs reprises détruit les siennes, Batman se devait de la protéger.
Depuis la nuit où le jeune Bruce Wayne perdit ses parents, la ville était là. Dans chacune des ombres, sur chacun des toits, sous chaque plaque d'égout, elle l'observa, l'encouragea, le trompa, le modela. Elle le rendit pragmatique, dur et implacable. Ses ennemis pensaient tout savoir de lui, mais c'était bien Gotham qui avait finalement su percer à jour son défenseur. Tout comme il avait participé à la bâtir et défini sa personnalité ténébreuse, elle l'avait transformé, l'avait rendu capable d'affronter toutes les menaces et avait fait de lui ce qu'il se devait d'être, son chevalier noir. Cette ville lui avait fait subir les pires horreurs, mais sans elle, l'homme chauve-souris n'aurait jamais été. La notion même de choix n'était plus qu'une illusion qu'il savait au fond de lui, à jamais perdue. L'un n'était rien sans l'autre et leurs sorts étaient étroitement liés. Bruce Wayne était un être humain, mais Batman était devenu autre chose. Gotham l'avait aidé à changer, à dépasser le simple statut d'homme, plus qu'un symbole, il était devenu une légende.
KeiroMizuiro