Pour qu'une série gagne en cohérence, il faut utiliser des répétitions, des liens, qui de volet en volet sont un fil rouge symbolique. Mario a ses champignons et carapaces, Link a sa tunique verte et son épée, ou encore la saga Warcraft a toujours son conflit entre orcs et humains. Grâce à ces récurrences, l'amateur n'est jamais mis en déroute et le nouveau venu peut découvrir les mécanismes usuels de la série. Même si Silent Hill possède des particularités, nous allons voir que certains usages plus subtils sont également mis en place dans chaque jeu de la saga.
Silent Hill : le personnage central
Plus qu'une particularité, la ville de Silent Hill est toujours présente, prête à nous engloutir. Mais cette ville n'est pas qu'un simple lieu, loin de là. Une fois que vous y pénétrez, il est très difficile d'en sortir : les routes sont coupées par de profonds gouffres, un brouillard permanent vous enveloppe d'un grisâtre manteau d'inquiétude, bref, vous êtes coupé du reste du monde. Ville quasiment déserte, elle n'en est pas moins vivante, et vous la verrez « muter », par l'intermédiaire par exemple de tags muraux qui dialoguent entre eux au fur et à mesure que l'histoire avance.
« Va falloir rester ici quelque temps. »
Les différentes visites de SH dans les différents volets vous feront explorer plusieurs fois un même lieu, comme l'hôpital dans SH2 et 3. Loin d'être une facilité choisie par des développeurs souhaitant réutiliser du contenu sans peine, cela aura pour effet de raviver des souvenirs pétrifiants d'une expérience déjà vécue, tout en proposant une nouvelle découverte, qui portera votre regard en des angles inconnus jusque-là. De même, un lieu revisité gagnera forcément en force scénaristique, si bien qu'au bout du compte, vous pourriez désirer retourner encore dans ce monstrueux hôpital au prochain volet.
« Une question qui a trouvé réponse depuis votre dernier passage. »
Un bestiaire malsain
Bien entendu, tout univers emblématique à son bestiaire. Âmes sensibles, abstenez-vous, car ici se côtoient des créatures absolument immondes. Immondes non seulement par leur aspect, mais par leur « logique de construction ». Quand vous croiserez une paire de jambes surmontée d'une autre paire de jambes, les lettres WTF s'imposeront dans votre cerveau. Pour l'anecdote, sachez qu'un designer a créé un monstre (en l'occurrence le premier que vous rencontrez dans SH2) en voyant marcher son pote, encapuchonné dans son sweat et les mains dans les poches. Je vous laisse imaginer ce qu'il s'est passé dans son esprit entre la vision de son ami et le bestiau suintant du jeu...
« C'est bien un homme en sweat là-bas ? »
Moins insensés et plus communs à beaucoup de volets, certains monstres resteront à jamais dans le cœur des joueurs. Parmi eux, les nurses ou infirmières, femmes au visage mué en une cicatrice boursouflée et au corps, aussi effarant soit-il de le dire, doté d'un érotisme extrêmement malsain grâce à son uniforme très court et à des positions et mouvements plus que suggestifs. Vous assisterez d'ailleurs à des scènes que vous ne saurez définir tant elles oscillent entre pornographie et barbarie. Le PEGI 18 est totalement justifié, vous en conviendrez.
« Elle s'occupera de vous comme il se doit. »
Et comment ne pas parler de l'exécuteur à tête de pyramide. En comparaison, le Nemesis de Resident Evil est un chihuahua de concours de beauté. Ce monstre, ou cet humain (car son design autorise cette suggestion), est absolument épouvantable. Vous l'entendrez au loin traîner son épée trop lourde pour être portée, vous le croiserez dans des endroits étroits, obscurs, vous le verrez accomplir des actes innommables... Et vous le combattrez avec vos pauvres moyens, faible que vous serez. Cette chose est un traumatisme. Il y a une scène où vous êtes dans un couloir barré par une herse, que vous devez contourner en passant par l'appartement adjacent. Avant d'entrer, votre lampe révèle ce monstre derrière la herse, immobile. Vous savez que vous êtes absolument obligé de le rejoindre, et vous allez prier pour qu'il disparaisse. La peur d'avancer, disions-nous ?
« Il sortira de nulle part, et vous n'irez nulle part. »
Des particularités propres à SH
Outre les êtres « vivants », SH se distingue par des détails qui participent beaucoup à sa marque de fabrique. Nous pensons au filtre granuleux qui, entièrement employé pour SH2, deviendra ponctuel ensuite. Bien que de prime abord simplement esthétique, il contribue largement à cette atmosphère nébuleuse propre à la licence. De même, les crépitements de radio qui gonflent à l'approche d'un monstre sont caractéristiques de SH. D'ailleurs, peut-être que quand vous réglez votre radio le matin dans votre voiture, vous y pense(re)z...
« Effet garanti. »
Les scénarios ont un style « silenthillesque ». Les trames existantes sont construites de façon à ce que votre imagination ait toujours quelque chose à y faire. Les nombreux non-dits travaillent dans ce sens, ainsi que l'acquisition d'éléments scénaristiques : la recherche d'articles de presse, d'inscriptions, de lettres, de carnets intimes, vous en apprendra un peu plus sur la ville, tel personnage, ou tel fait. Évidemment, avec un tel système, il est facile de rater des éléments, éléments facultatifs pour la compréhension globale de l'histoire, mais qui récompenseront les plus avides de connaissances. Ceci dit, même en trouvant tous ces bonus, le flou aura toujours une certaine main-mise.
Des thématiques récurrentes
Au jour d'aujourd'hui, l'art vidéoludique a atteint un niveau de profondeur fort. Il est capable, selon les choix des développeurs, d'aborder des thèmes complexes comme la psychologie, la philosophie, ou encore le social. Silent Hill est un exemple concret de cela, comme nous allons le voir.
Thématique délicate, la sexualité est omniprésente dans SH. C'est aussi malsain que flagrant, le sexe est là, explicitement ou implicitement. Nous repensons aux nurses dont nous parlions précédemment, qui se font le reflet de certains fantasmes atypiques, mais aussi à des créatures aux poses très suggestives et aux apparences évoquant clairement des organes intimes. Ces esthétiques nous sont soumises dans des environnements sales, macabres et suintants. Tout cela est loin d'être anodin : cela provoque, dans un paradoxe mêlant odieusement l'horreur et l’appétence sexuelle, une forme de peur très précise, très perverse, qui est la peur de ce qui nous attire, et le dégoût qui résulte de ce constat. De plus, les personnages que nous incarnons ont un rapport à la sexualité spécial : de James Sunderland qui est malgré lui excité par Maria à Harry Mason le libertin, chacun à quelque chose qui cloche. Cependant, ces travers plus humains que mauvais apparaissent toujours de façon inattendue ou complexe, et sont systématiquement mis en relief pour que cette normalité soit perçue comme un tort, un vice. Nous en venons à considérer ce vice comme pathologique, et à créer une relation morbide avec le personnage incarné.
« Haut-le-coeur garanti. »
Autre thématique souvent présente, l'enfant. En effet, il endosse plusieurs rôles dans différents volets : Laura sera la révélation pour James dans SH2, Cheryl (SH1) et Joshua (SH : Homecoming) sont la prunelle des yeux du personnage qui les cherche, et Walter (SH4) et Alessa sont emplis du désir de vengeance. Même si, comme tout enfant, ils sont d'apparence faible, dans SH ils sont dégourdis et intelligents, et se font souvent les juges des adultes, jusqu'à parfois rendre leur propre justice. Malgré cela, ils restent demandeurs d'amour, ce qui mène la problématique de la parentalité. Un père ou une mère a indubitablement des responsabilités émotives, psychologiques et physiques. Travis (SH Origins) et Walter sont traumatisés par l'abandon de leurs parents, Heather (SH3) et Cheryl sont obsédées par l'amour de leur père, et quant à Alessa...
Dans Silent Hill 1, 3 et 4, la religion est la principale raison qui pousse les « méchants » à faire preuve de cruauté. Dahlia, Claudia et Walter ont une foi inébranlable et sont prêts à tout pour accomplir leur quête divine. Brûler sa fille, torturer une adolescente, tuer une vingtaine de personnes, aucune barrière ne les arrête. La religion nous est présentée comme étant aveugle face à toute équité ou toute morale, elle fait littéralement office de corruption.
« Oh, dear Lord... »
Travis, Alex (SH : Homecoming), James et Harry ont une double personnalité. Ce thème de la schizophrénie est mis en avant de manière à ce que nous, le joueur, nous rendions compte au fil du jeu, que le personnage joué ne soit pas ce qu'il dit ou montre. Que ce soit par des actions ou par la lecture de documents, le voile tombe, jusqu'à une fin du jeu où la vérité éclate, nous offrant parfois le constat qu'un personnage soit complètement fou depuis le début, ou d'autres fois le triste spectacle d'une névrose très prononcée. Quoi qu'il en soit, nous sommes trahis, ce qui écarte le joueur du joué. Il est important de saluer l'utilisation de la mise en abîme, procédé courant au cinéma, mais très rare dans les jeux vidéo.
« Auriez-vous rêvé ? »
Enfin, la thématique du rêve et de l'imaginaire. L'univers de SH n'est jamais totalement réel. Un monde qui possède une version altérée de lui-même provient forcément d'un esprit torturé, de l'imagination d'un homme à la santé mentale vacillante, voire désastreuse. Les personnages se font subir Silent Hill, dans une tentative inconsciente d'expiation de péché, de rachat de soi, de pénitence. La frontière entre réalité et cauchemar est trouble, et le voyage se change en descente sans fin vers un purgatoire infernal. SH2, SH : Homecoming et SH : Shaterred Memories illustrent bien ce concept. De même, la fin du premier volet ouvrait la porte à cela, lorsque Harry Mason se réveillait (ou pas...) au volant de sa voiture après un mauvais rêve.
Akira Yamoka : le chef d'orchestre
Il est peu commun de parler d'un homme extrait de toute une équipe de développement, mais cet homme-là a rempli son rôle si brillamment qu'il est devenu un élément capital de la réussite de la saga Silent Hill.
« Le chef d'orchestre. »
Akira Yamaoka a créé l'univers sonore de Silent Hill. Il nous a offert un répertoire de sons et chansons dérangeant et glauque, mais surtout se voulant original et surprenant. Akira aime s'amuser à faire peur aux joueurs, il crée des bruitages qui stimulent leur imagination de par leur étrangeté, et évoquent des choses encore plus horribles que celles présentes à l'écran. Akira Yamaoka dit aussi chercher à créer des bruitages qui semblent émaner de l'intérieur de notre corps. On peut y voir un parallèle avec l'une des caractéristiques de la ville donnant son nom au jeu, ville qui matérialise les démons intérieurs des personnages l'occupant.
La reconnaissance de ses pairs pour l'excellence de son travail fait qu'à partir de SH3 il devient producteur de la série, et contribue donc, en plus de la partie sonore, à d'autres aspects de la série, dont le scénario. Malheureusement, il quitte Konami en 2009, et après avoir participé à SH : Shaterred Memories, ne revient plus sur la série.